Magazine Culture

La conspiration des détails - László Krasznahorkai - Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l'ouest par des chemins. À l'est par un cours d'eau. (Cambourakis, 2010 - trad. Joëlle Dufeuilly) par Antonio Werli

Par Fric Frac Club
La conspiration des détails - László Krasznahorkai - Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l'ouest par des chemins. À l'est par un cours d'eau. (Cambourakis, 2010 - trad. Joëlle Dufeuilly) par Antonio Werli [Le texte qui suit, dans une traduction de Louise Rogers Lalaurie, a initialement été publié dans le n° 2 de l'excellente revue anglophone Music & Literature dirigée par Taylor Davis-Van Atta au printemps 2013, un numéro consacré à László Krasznahorkai, Béla Tarr et Max Neumann supervisé par Daniel Medin.] La conspiration des détails - László Krasznahorkai - Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l'ouest par des chemins. À l'est par un cours d'eau. (Cambourakis, 2010 - trad. Joëlle Dufeuilly) par Antonio Werli Kiyochika Kobayashi - Le bureau de papier monnaie près du pont Tokiwa (1880)Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau. Le cinquième roman de László Krasznahorkai révèle une énigme obsédante, d'abord par son titre qui l'annonce, ensuite par sa construction qui la contient, pour finir par le drame dont il est l'enjeu. Un drame à faisceaux multiples dont la globalité ne cesse de se dérober au regard du lecteur (telle la baleine pour Valuska dans La Mélancolie de la Résistance), comme le drame se dérobant continuellement pour le protagoniste, le petit-fils du prince Genji : au moment où on lève certain voile qui occulte partiellement, un autre replonge dans la pénombre. Ainsi, semble-t-il, subsiste dans ces trois dimensions un point invisible, recouvert, biaisé ; alors, par la quête de cet élément caché, le roman avance, et le filigrane de cette quête, en échange, témoigne du cachet de conservation du mystère – un jardin caché se trouve au sein d'un sanctuaire, et en parallèle, enfouis dans les tréfonds du roman, d'autres lieux mystérieux semblent exister. le jardin caché Le petit-fils du prince Genji a délaissé sa garde rapprochée. La raison de sa fugue : poursuivre la piste supposée d'une lointaine et profonde obsession, trouver le « jardin caché » situé au sein d'un monastère, jardin dont il prit connaissance à la lecture du célèbre livre illustré Cent beaux jardins. « Un tout petit jardin […] enchanté », « l'incarnation suprême du concept de jardin. » Le petit-fils du prince Genji arrive au monastère par le train de Keihan après avoir traversé le dédale de rues de ce quartier au sud de Kyôto. Il franchit le pont, aborde le mur d'enceinte, entre dans les cours, arpente galeries et recoins. Les lieux sont déserts, le moine supérieur les a abandonnés. On dirait même qu'une effraction s'est produite : une porte est brisée, des bibliothèques renversées. Seul le Bouddha dans sa boîte couverte d'or, malgré son regard détourné, écoute ses prières, depuis le pavillon d'or. Et lorsque le petit-fils du prince Genji – appelons-le le prince –, trouve un godet d'eau qui le requinque, il n'est aucune coupe salvatrice, aucun Graal : le jardin caché reste invisible. Pourtant, la « piste » vers le monastère paraît bonne. Indiquée par les éminents savants mandatés par le prince, elle obéit aux préceptes de la tradition. suivre les indications La tradition, conformément « aux rituels pratiques de protections, obligatoire en matière de construction » veut que les monastères soit construits selon quatre prescriptions. Celles-ci, qui ne définissent pas précisément une position, en détermine le périmètre :
être protéger au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau

Le monastère conserve le mystère de son lieu en le ceignant de la forteresse des quatre points cardinaux. Il établit, en opposition à la clarté et la logique scientifiques, une carte floue, symbolique et adaptable – voilà une boussole qui donne un centre et non le nord magnétique.
Cet impératif devenu titre est à la fois un panneau signalétique et un tableau panoramique. Avertissement, contre l'épreuve – ou la tentation – de s'égarer sur une route d'aventure où l'homme « des chemins » se confronte à la mesure du paysage de la terre ; image du paysage, qui peint en quatre touches calligraphiques un horizon naturel, panoptique et réel, à partir duquel le lecteur n'a, dès le départ, d'autre choix que s'y positionner et le sillonner. Le titre apparaît finalement tel un sceau magique. Au cœur d'un monastère, on accepte qu'il vaut prière et invocation. Porté à son fronton, c'est à l'évidence une amulette. Indispensable artefact de sauvegarde prenant la relève des Montagnes de l'est qui « ne représentaient plus, ni pour lui, ni pour personne, ni pour la magique cité de Kyôto, une protection inconditionnelle. » Nous l'avons dit, le monastère et la ville sont déserts, la moindre des préoccupations du petit-fils du prince Genji obsédé dans sa quête. Pourtant, cette désertion, à l'instar du mauvais sort qui s'abat sur tel chien errant ou tel renard, et comme la suspecte effraction, la survenue de l'orage, ou une « minuscule, une délicate secousse » durant une longue minute quand tout est calme et immobile, cette désertion annonce comme avec certitude une catastrophe (reprenant ainsi un autre motif de La Mélancolie de la Résistance) – « une fête ou un drame qui devait avoir lieu quelque part », se demande le prince dans son immense innocence. Le sanctuaire protège le jardin ; l'amulette protège le sanctuaire ; l'innocence, sanctuaire analogique, protège le prince. Le triangle dans sa forme-gigogne est parfait, pourtant, la catastrophe, drame continuellement absent, menace encore, et menace rétroactivement puisqu'on ne peut qu'en sentir les effets – ce que sont l'impression d'une gravure ou l'application d'une loi séculaire. À charge du lecteur de saisir où le drame a lieu.
ne pas voir le centre
Ce drame aux effets si voyants possède son lieu : dans un sanctuaire invisible au cœur du sanctuaire visible. Le premier signe vers le sanctuaire invisible est d'abord donnée par la figure symbolique du Bouddha au regard détourné, « si fragile qu'il semblait avoir lui-même grand besoin de protection ». Le drame dans le regard du Bouddha est de « ne pas être obligé de voir » ; dans sa boîte close par trois côtés, sanctuaire visible, son regard détourné refuse de voir « ce monde pourri » et parle « de la hauteur d'esprit que la simple présence humaine réduisait en poussière ». Le regard détourné du Bouddha montre indéfiniment que la divinité, tout en admettant sa présence, ne peut souffrir de voir l'homme, et ce n'est pas la venue du prince qui contredira ce principe, n'ayant pas plus atteint le pavillon d'or qu'il n'a vu le jardin caché. Un autre signe vers le sanctuaire invisible, psychologique celui-ci, est donné par le drame propre du prince : atteindre le jardin sans le voir. « Tout au fond du monastère, juste à côté des bassins à poissons, se trouvait une vétuste cabane en bois. Le petit-fils du prince Genji n'avait pas jugé utile d'aller l'examiner de plus près. Sans doute avait-il raison, en quoi cela aurait-il pu l'aider dans sa recherche ? ». L'innocence du prince est redoublée par ce que les médecins ont diagnostiqué et nommé « surémotivité » : « La simple éventualité de l'accomplissement [d'un] événement suffisait à mettre à mal son organisme ». Ainsi, il finit par s'avouer « que le moment était peut-être venu, après tant de siècles d'espérance, d'admettre, au moins en lui-même, que non, il ne l'avait pas trouvé ». Sans doute, ses malaises s'accroissent, en fin de compte, non de la possibilité que le jardin existe – il est certain de ce fait – mais de l'intuition qu'il a eu de ne pas pouvoir le trouver. Ajoutons que le petit-fils du prince Genji – dont le nom invoque le roman fondateur de Murasaki Shikibu datant du XIe siècle, contemporain du roman courtois fondateur de « notre » tradition littéraire –, cumule toutes les qualités du héros de chevalerie occidental : une beauté remarquable et un regard « attestant sur terre de la sensibilité humaine, de la compassion, de la bienveillance, de la délicatesse, de l'humilité, de la noblesse de pensée et des grandes destinées » ; les épreuves franchies avec succès ; et l'innocence enfin, si noble valeur qui faisait défaut à Gauvain. Pourtant l'innocence jouant ici à son plein régime transforme le courage de voir la vérité en face (et la force zénithale du héros) en intuition de la manquer. À l'instar de Gauvain qui ne sait poser au Roi Pêcheur la bonne interrogative, le prince, en sortant du monastère, sur le quai de la gare, porte une dernière fois son mouchoir blanc à la bouche, comme s'il était lui aussi empêché de trouver les mots adéquats à l'achèvement de sa quête. La lucidité, pudique, de la divinité d'un côté, l'innocence, inquiète, du prince de l'autre sont les deux faces justificatrices de la même problématique : tant qu'est entretenue l'hypothèse de la résolution du mystère (le « monde pourri », le « jardin caché »), le mystère reste vivant. Rien de plus évident pour le conserver que de détourner le regard du mystère lorsqu'on l'a sous les yeux – authentique syndrome de la lettre volée.
Et sous les yeux du lecteur se forme, entre l'énigme du titre et le puzzle des allusions, l'étonnante structure de ce roman en 49 courts chapitres numérotés II à L. À l'instar du prince traversant la porte principale du monastère située au milieu de la cour centrale, nous sommes déjà dans le roman au moment de franchir le seuil par le « chapitre II » (« impossible de savoir comment on y entrait, on y était, voilà tout »). Personne ne l'a vu deux fois, dit l'exergue anonyme. Non pas qu'on l'ait vu une fois, sinon que ne pas le voir une seule fois constitue un événement en soi. Ainsi, le lecteur ne cessera de ne pas voir ce « chapitre I », inscrit en creux de la structure du livre : les 49 chapitres se comptent pour 50-1, donnant une valeur au mystère ouvert par l'absence du « chapitre I ». L'insaisissabilité obtient une nouvelle fois sa coordonnée, son périmètre, comme l'avaient ordonné les prescriptions traditionnelles pour la situation du monastère. Le lecteur aura fini par suivre toutes les insinuations de l'auteur, jusqu'à la boucle de clôture du texte où les derniers mots du livre agissent comme une coda, « jusqu'à ce que le train quitte la station […], avant de regagner Kyôto, [...] où un drame venait d'arriver » – « quelque part » avait prédit le prince. Cette coda ramène le lecteur au strict commencement, autrement éclairé : « Le train ne roulait plus sur des rails mais sur le fil d'une terrifiante lame ». Entre le drame tout juste survenu et la lame terrifiante qui initie le geste, il y a l'espace où s'écrit le chapitre manquant dans lequel s'inscrit l'énigme du roman.
la conspiration des détails
Un tout petit jardin qui « s'appuyait sur des forces infiniment complexes pour exprimer l'infiniment simple ». Simple comme un motif dans le tapis. La lecture achevée, convaincu de l'existence du mystère, son repérage effectué, le lecteur se trouve confronté au délire de sa propre obstination, dans l'impossibilité d'une conclusion heureuse. Peut-être l'énigme proposée par László Krasznahorkai doit-elle se résoudre selon les codes du roman policier. Peut-être l'aventure du petit-fils du prince Genji se lit comme la parabole d'une quête initiatique. Peut-être le récit est-il essentiellement philosophique et amène le lecteur à manœuvrer avec les notions de hasard, d'infini, de nature, de sacré, de logique, de beauté. Peut-être cette accumulation de fables à la manière japonaise voile-t-elle une réécriture du roman courtois, confrontant deux traditions littéraires jointes dans leur composante de modernité. Peut-être s'agit-il pour l'auteur d'évoquer Le Pavillon d'or de Mishima, de le placer dans le centre occulte de son propre livre, de l'utiliser comme sujet, comme axe et comme trame. Peut-être ne faut-il rien attendre d'extérieur au texte et puiser quelques consolations dans les seuls débordements acceptables qui sont ceux de l'œuvre-même de Krasznahorkai. La lecture devenue paranoïaque, décuplée par la conspiration des détails, la composition fragmentée, la variété d'enjeux, l'élégance et la précision de la prose, l'ambivalence et la finesse des références, la fantaisie de quelques farces et frasques, aboutit, en dernière instance, à s'interroger sur le mystère de l'art romanesque – et de l'art en général. Le démiurge laisse s'épanouir le jardin d'une extrême beauté où le visiteur cède à l'abandon d'une indéchiffrable émotion :
Ces huit petites pousses donnèrent d'immenses arbres, huit magnifiques hinokis dressés dans la cours du jardin du monastère, tels des ambassadeurs venus de très loin pour délivrer un message, un message contenu dans le déploiement de leurs racines, dans les fines dentelures bordant leur feuillage, un message contenu dans leur histoire et leur existence, et qu'aucun homme ne pourrait jamais déchiffrer, puisque son contenu ne lui était visiblement pas destiné.

Certainement le jardin caché n'est pas destiné au petit-fils du prince Genji. Certainement tout concourt, en revanche, à ce que le prince se l'approprie.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Fric Frac Club 4760 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines