Raconter l’aventure
littéraire, éditoriale, intellectuelle d’un homme ; évoquer les auteurs
qu’il a mis en lumière et réunis ; montrer le poids d’une époque sur cet
homme, et de cet homme sur l’époque, pour en prolonger les
« résonances » aujourd’hui : telle est l’ambition de Serge
Martin, dans ce livre qui, de bout en bout, échappe aux classements
académiques. Car « l'hypothèse de cette enquête … préfèrera les historicités
de 'lectures-écritures' à l'historicisme d'un relevé de faits » (p.
10-11) et car, aussi bien, « Le temps ne passe pas : Georges Lambrichs
avec sa revue, Les Cahiers du Chemin, est l'un de ceux qui continuent
sans relâche la revue – c'est-à-dire la littérature, c'est-à-dire le langage du
vivre – comme celle qu'on ne fait que revoir, voir toujours à nouveau. Alors le
temps passe au présent. La revue, la passante. » (p. 182).
On l’aura compris, Serge
Martin, en faisant la « poétique d’une revue littéraire » (c’est le
sous-titre de l’ouvrage), ne cesse de lier – et finalement de rendre
indiscernables – la pensée à l’œuvre chez Lambrichs et ses Cahiers du Chemin, et la sienne propre, lui, le poète et
l’universitaire. C’est pourquoi, ici comme ailleurs, semble prévaloir le
terme-concept de « relation » – à entendre dans la pluralité de ses
sens.
La relation, c’est d’abord, pour Serge Martin
et chez Georges Lambrichs, une certaine idée du monde littéraire et des
aventures éditoriales : c'est l'amitié, les liens interpersonnels qui
priment sur les hiérarchies ou les logiques de pouvoir. Il ne s'agit pas, ici
comme dans le livre, de faire un portrait trop hagiographique du directeur de
revue et de collection, ni de livrer une version enjolivée de ce que furent Les
Cahiers du Chemin, mais simplement de raconter et expliquer la spécificité
d'une pensée, d'une écriture et d'une vie tout entière vouée aux œuvres
littéraires. On comprend mieux la fonction comme fraternelle que peut avoir
l'alcool, dans la vision que, çà et là, nous en donne ce livre ; non pas un
moyen de s'évader hors du monde ou d'expérimenter des limites, mais au
contraire une manière de faire lien. Henri Thomas, dans un texte cité où
il fait référence aux « déjeuners du mercredi » (p. 63) auprès de
Georges Lambrichs, peut ainsi affirmer : « Et le bordeaux remplissait
nos verres, et nous parlions » (citation p. 59) ; ou Serge Martin
comparer ces repas-rencontres à la Cène, avant de dire, au sujet des
« groupes littéraires », dans les dernières pages : « il
renouvelait de fond en comble [l'esprit Nrf], lui ôtant son aristocratisme
voire sa morgue, lui conférant le sourire de l'amitié ou l'ambre de la bière. En effet, Lambrichs
ne visait pas un 'espace idéal', comme dit Macé, mais là où la vie de tous se
faisait, là où la vie de chacun se retrouvait, voire s'inventait, au café
ou dans la moindre expérience de lecture, il invitait à 'continuer le
chemin'. » (p. 175-176 – je souligne). C’est même vers une
certaine idée de la communauté que nous mène cet ouvrage. Aux antipodes d'une
vision par trop grégaire ou guerrière, elle serait « cette pluralité à
l'œuvre […], [fragile], [qui a fait] école sous aucun magistère » (p.
54) ; elle n'est « ni reconstitution d'une famille autour d'une origine
partagée, ni groupuscule amical autour d'un programme constitué, mais société
ouverte ne cessant de faire société en faisant littérature » (p. 178).
En outre, puisque la
« relation » humaine passe par les œuvres, il est à remarquer – pour
paraphraser le titre de sa revue – que Serge Martin donne à entendre, dans les
textes et la vie de Georges Lambrichs, une « résonance généralisée ».
Ces « échos et résonances » (p. 174) sont bien d'abord ceux
qui se font entre les textes (« Lambrichs vise une pluralité active qui
met la littérature se faisant à l'écoute des résonances des œuvres entre
elles », p. 50) – entre ceux de Lambrichs lui-même et ceux des auteurs
qu'il a publiés, ou entre ceux qui cohabitent dans les différentes numéros des Cahiers
du chemin (chose que ne cesse de faire Serge Martin, en particulier dans
les deux chapitres consacrés à l'étude du sommaire du premier et du dernier des
numéros des Cahiers).
Mais ces résonances se font aussi à travers les époques, bien sûr, car « la
politique de la lecture » qu'engage Serge Martin « est une
poétique de la mémoire qui, toujours à son insu, travaille chaque moment de la
revue dès que la lecture s'y perd » et ceci « assure des
lectures toujours surprenantes jusqu'à augmenter notre propre mémoire. » (p.
58). Aussi l'auteur peut-il écrire encore : « [Les] trente livraisons
denses et sans cesse nouvelles [des Cahiers], pleines de résonances et
de rebondissements, d'échos et de dissonances consonantes, ont su, non pas
arrêter le 'Chemin', mais le poursuivre par d'autres moyens, laissant aussi les
œuvres, qui ont nourri Les Cahiers […] se poursuivre, parce que 'le
chemin continue' exactement comme la vie. » (p. 179).
Aussi cette « poétique de la relation » entraîne-t-elle un constant
éloge du mouvement – Serge Martin mettant, là encore, ses pas dans ceux de
Georges Lambrichs. Dans ce « bougé théorique » dont il est
question à propos de Lambrichs lui-même et de tel ou tel auteur (p. 69 par
exemple) ou dans ce « point de vue » sur l'histoire littéraire
que Serge Martin veut « élargir » et « rendre plus
mobile » (p. 160), se lit ainsi toute l’« historicité » qui ne
cesse de rendre le livre plus vivant et plus attachant, en même temps que plus
riche théoriquement. C’est ainsi que Serge Martin, parlant des numéros des Cahiers du Chemin, semble évoquer sa
propre écriture, lorsqu’il reprend à son compte ces mots du Gilles Deleuze de Différence et répétition : « Il s’agit … de produire dans l’œuvre
un mouvement capable d’émouvoir l’esprit hors de toute représentation. …
d’inventer des vibrations, des rotations, des tournoiements, des gravitations,
des danses qui atteignent directement à l’esprit. » (citation p. 127).
Il n’est que de se reporter à la table des matières pour le constater :
s’ouvrant et se fermant sur le sémantisme du « chemin » (« Des Cahiers pour ouvrir les chemins de la littérature », p. 9 ; « Un chemin qui continue », p.
177) – sémantisme également présent, comme une mise en abyme, dans le titre de
sous-parties (« 1959 : une
collection qui ouvre Le Chemin »,
p. 46, « 1967 : une revue qui
continue Le Chemin », p.
50) ; débutant et s’achevant – mais ce livre vise l’inachèvement ! –
sur l’étude d’ouvrages de Georges Lambichs (p. 21 puis p. 179) ;
empruntant au domaine musical ses idées force (« Des solos en échos », « Un duo dissonant »,
« Un solo pour Oslo avec Le Clézio ») ; en appelant
constamment au « mouvement des
voix » (p. 161) ou à « l’aventure
des voix » (p 169), ce livre de Serge Martin ne cesse de jouer le
mouvant contre l’immobilisme, de répondre aux déplacements opérés par Lambrichs
par la ronde d’une écriture, et de faire entendre (sujet et objet mêlés) ce
dont il parle : « quelques approches
et rapprochements selon des modalités variables qui de l’écho au
côtoiement, des dissonances aux consonances, font autant de traversées où
solitudes et solidarités se conjuguent jusque dans nos lectures. » (p.
74).
Se faisant donc, il ne cesse de conjoindre l’historique, le didactique, le
théorique, au sensible, au poétique… En bref, il réussit la gageure – rare pour
un ouvrage à ambition universitaire – de lier son dit et son dire ; et c’est pourquoi, aussi bien,
ce texte-étude est à rapprocher du poème.
[Yann Miralles]
Serge Martin, Les Cahiers du Chemin (1967-1977) de Georges Lambrichs, Poétique
d’une revue littéraire, Honoré Champion, 2013, 224 pages, 40€.