À livre
ouvert – « Qu'en-est-il de tous ces livres fermés? »
demandait en son temps Pierre Rottenberg. Le livre que nous entamons est son
propre corps. Le nom d'auteur qui s'y remarque s'en va rejoindre les autres
noms du livre par l'ouverture. Écrire est affaire de noms qui s'adonnent à la
matière muette de leur anonymat. C'est couper au cœur d'une émotion qu'on sauve
: littérature & philosophie, la poésie en esperluette. Pour Didier Cahen,
la poésie comme inexpérience oblige qui lit et qui écrit à écouter parler la
langue, tendre l'oreille à ce qui fait retour de sa langue natale, de ce qui,
assourdi, se phrase depuis le bord le plus tranchant des mots. On le voit ouvrir
le livre comme une oreille opère le réel pour répondre du partage
douloureusement vécu de notre temps. C'est pourquoi il est tant question dans
ce livre de « l'engagement de l'homme » en vie, en écriture – sur le
mode pathétique ou tragique de la vie écrite.
À ciel ouvert – Écouter Blanchot,
Laporte, du Bouchet, Cohen, Derrida, Jabès, c'est lire, les yeux en regard de
leur parole, un partage de lumière blessée, exacte et silencieuse – une phrase
qui coule de source. Ciel renversé et affouillé, s'ouvrant en abîme sous nos
pas, sous nos têtes, d'où la main des hommes ramène « au jour hors des
sépulcres de la terre des trésors ensevelis » (Novalis). L'écriture a
refendu la fissure antécédante, qui ne se refermera pas. De l'animal
autobiographique derridien à la biographie laportienne, en passant par le pas
de Blanchot, celui de l'étranger Jabès ou du promeneur du Vexin et de la Drôme
(du Bouchet), sans omettre la démarche descriptive de Marcel Cohen qui, de
livre en livre, précise le constat d'un différend au monde (1) écrire opère une
décollation. Cette découpe du sujet est nécessaire pour que naisse le sujet de
la littérature ou celui de la philosophie : mourir à soi pour ressusciter des
mots. C'est pourquoi Didier Cahen, comme dans le « Poète d'aujourd'hui »
qu'il avait consacré à Edmond Jabès (Seghers, 2007), propose pour chaque auteur
deux lectures ou deux vies : celle d'un homme ouvert par le livre et celle d'un
livre offert à son autre vivant.
À cœur ouvert – Jean-Luc Nancy a
greffé une préface qui ne tient au livre que par l'inscription du nom de son
auteur et d'une très courte citation. Écrite en trois parties, qui contiennent
chacune le mot cœur, elle ouvre de trois façons différentes. Ce texte dit tout
de l'ouvert, et de la façon infiniment précaire dont nous tenons au livre comme
à la vie nécessaire. L'ouvert de la lettre – de toute littérature – est d'abord
son essence orale : « Le réel n'est pas s'il ne résonne pas dans
l'irréel » (Nancy). Elle consonne avec cette autre définition de la littérature
que rappelle Marcel Cohen : « Rendre enfin possible une parole vraie
d'homme à homme » (Kafka). Didier Cahen porte à son tour le message, fait
du livre ce qu'il est, une chambre d'échos : « Si c'est un homme qui
transparaît alors, l'identité précaire de l'homme tiendra essentiellement à ce
qu'il aura appris dans le livre. Si c'est
un homme... ». Appelé par cet envoi, par cette adresse, on entre dans
le livre en intrus (2) on
s'y perd à suivre l'écho, on s'y prend, le cœur battant, à toutes les
résonances, au point de faire corps dans la langue avec ce rythme étranger qui
redouble le réel et fait poindre (juste naître à l'idée) l'irréel d'une
communauté.
[Olivier Goujat]
Didier Cahen, À livre ouvert, éd.
Hermann, coll. Le Bel Aujourd'hui, 2013, 27 euros.
1 Le mot différend remplace ici le mot être dans la locution
« être au monde ».
2 Nancy, Jean-Luc, L’Intrus, Paris, Galilée, 2000.