Il n’est jamais trop tard pour lire un bon livre. Bien sûr,
il faudrait s’entendre sur la définition ou les critères du « bon »
livre ; à mes yeux, c’est un livre qui me fait faire un pas de plus – dans
le monde, en moi-même et dans l’écriture poétique. C’est ce que je retrouve
dans La face nord de Juliau, onze, douze.
On connaît l’entreprise de Nicolas Pesquès : elle ne parait pas opiniâtre,
elle semble essentielle – ontologique, si je pouvais me risquer à ce mot
- ; elle ne paraît pas non plus procédéique : se placer face à une
colline – y compris le mont Juliau, quand bien même ce lieu est associé à une histoire
familiale - n’est pas un procédé : cela croise le hasard, l’habitude, le
désir et le besoin – la vie n’est jamais régulière -, mais aussi la panoplie
des sentiments que l’on éprouve face à un lieu qui vous sert de façade autant
que de miroir. L’idée même d’un procédé réduirait cette entreprise à un projet
défini par avance et probablement formaliste, or dans ce livre-ci, comme dans
les précédents volumes, l’avancée se fait pas à pas, à tâtons. Cela est
d’autant plus vrai que la couleur noire domine, et tant que nous vivons, nous
essayons de sortir de nos nuits.
Le titre indique donc deux volumes joints : volume ou partie, qu’importe.
Ils sont articulés par la mort de la mère, évoquée dans un prologue et au
milieu de ces deux parties, dans un document intitulé « annexe », qui
devrait conférer une justification à cette première partie, alors qu’elle
convoque surtout mémoire et amour, par exemple à travers des citations de la
mère à propos du mont Juliau et du travail littéraire de son fils, qui ont été
notées par lui lors des derniers mois de sa maladie d’Alzheimer.
Juliau onze, sans être l’éphéméride de la maladie de la
mère, se place sous le signe du noir : « noir est une couleur aussi
nombreuse que les autres », couleur qu’accompagne la présence de la
peur : c’est dire d’emblée ce que la colline représente d’espace
intérieur ; d’ailleurs la présence du sentiment me semble plus explicite
dans ce livre-ci que dans les précédents : pas une question de pudeur,
mais d’urgence – l’amour pour quelqu’un qui va mourir est urgent. Colline comme
révélateur de soi et qui vous laisse à nu : rien ne la distrait, rien ne
vous distrait, particulièrement dans de telles dispositions
émotionnelles ; la motricité du langage qu’elle met en branle à travers
les yeux est aussi nécessaire qu’impuissant. Cet équilibre entre les deux
espaces est suggéré par le titre de la première partie de ce volume qui appartient
au vocabulaire cinématographique : « Extérieur nuit », laquelle
précède « Intérieur nuit » puis « Ecre de jour ». Deux
corps face à face – la colline, l’auteur – qui forment un triangle, car la
mère, que le regard vers la « colline-mère » associe, est présente
partout. Ecrire est alors un partage de l’obscurité : Nicolas Pesquès
rapproche le geste d’écrire / lire à celui de la cécité : « Je
voudrais écrire pour des gens qui ne savent pas lire. » Et je crois que
l’une des forces de ce livre (comme de la suite Juliau) est qu’elle nous donne à explorer, à partir de cette
colline, ce qu’est notre propre expérience de la réalité et de
nous-mêmes : chacun a son Juliau, et la possibilité de s’approprier ce
qu’il est à travers (à travers : pénétration lente, pas violence du
boomerang) la présence de ce Juliau : la sensibilité au langage peut
ouvrir le troisième espace à explorer, celui de la poésie. « Au milieu, le
lecteur peut voir les deux », écrit Pesquès à propos du langage et de la
réalité : voir, cela renvoie d’abord à la sensation, au corps ; la
poésie de Nicolas Pesquès ouvre au prolongement méditatif, mais elle n’est pas
une poésie intellectuelle ou philosophique : elle est fondée sur
l’émotion, la sensation, la sensualité, et si elle peut ici ou là sembler
exigeante, c’est parce qu’elle devient immédiate : lorsqu’on regarde trop
près, lorsque les évidences deviennent trop évidentes, on peut éprouver une
difficulté à les voir. « Regarder, c’est être limité par ce qu’on voit /
scruter le noir, c’est (…) ouvrir la vue à elle-même. » Le texte d’ailleurs
oscille entre journal et poème : il avance date par date, jusqu’au jour de
la mort de la mère, entre vers et
fragments, poème et méditation. Cette forme, qui souligne à la fois ce
qui revient, jour par jour, et suggère le tâtonnement dans cette écriture qui
avancerait à l’aveugle, se justifie d’elle-même.
Juliau douze s’ouvre après les
annexes que j’ai évoquées et sous lesquelles on peut lire en creux un
hommage très émouvant à la mère, décédée un 12/12 : c’était un risque de
publier ces deux « documents », et cela me semble pertinent, à cause
de la mise en perspective – sur le plan de l’émotion et pour le passage que
cela crée entre les deux parties du livre -, mais aussi à cause de la façon
dont on peut comprendre comment le poème, la préoccupation voire l’utilisation
du langage, s’en nourrissent. Juliau
douze est radicalement différent de Juliau
onze : blocs de prose aux phrases courtes, sèches, où la rupture
prévaut : rupture par rapport au volume précédent, rupture de la forme,
rupture à l’intérieur de ces blocs de prose, comme s’ils étaient un agglomérat
de données immédiates, émiettées, brutes
autant que brutales, où les métaphores, très présentes, se complexifient de ces
jeux d’ellipses. « Poème machiné », dit le sous-titre – la machine
permet cette complexité, cette invention autant qu’elle en montre les limites,
mais la juxtaposition des deux volumes, et ce volume-ci placé dans la
perspective des douze Juliau parus et dans ceux à venir, nul doute qu’il
prendra une place saisissante. C’est donc d’une autre manière poétique et
formelle qu’on retrouve les thèmes qui étaient spécifiques à Juliau onze - couleurs et formes de
la colline, dominés par le noir (le « livre noir » revient à
plusieurs reprises, avec tout ce que cette expression peut sous-entendre), la
mère, la langue, etc. -, dans une brutalité, une violence qui donnent
l’impression qu’il est devenu impossible de s’installer, ni dans le regard de
la colline ni dans la phrase. Expérience extrême qui dit la déroute de la
mort ? Le poème n’échappe pas à cette violence :
« Machinalement, la grammaire se présente, un automatique sur la
nuque. » Le volume lui-même est ainsi présenté : « Frappe et
épilogue de J12. Poème policier écrit d’un trait deux mois après. Une presque
rature continue. » Rupture qui dit ce que la douleur ne permet pas de
réconcilier, le poème s’étant transformé en une autre forme d’urgence. De la
même manière que Juliau onze et les
précédents volumes interrogent la manière de dire - dire la colline, le regard,
le poème, soi, la vie -, Juliau douze
interroge l’incapacité ou l’impossibilité de dire les mêmes, à cause du prisme
qu’impose la mort. Cela révèle à quel point la préoccupation de la forme, qui
est au cœur de l’écriture poétique, est toujours autant présente :
« Le problème serait de ne justifier d’une forme qu’en en sortant. »
Néanmoins, l’impression qui me venait, à mesure que j’avançais dans Juliau douze s’associait à une sorte de
reprise de la respiration – comme si la colline allait revivre d’elle-même et
pour elle-même, comme si elle allait se rasséréner ; la phrase me semblait
s’allonger, s’éloigner de ces systèmes de ruptures que j’ai évoqués plus
haut : impression toute personnelle et discutable. Ce serait trop simple
de supposer que la sortie de forme soit une sortie de deuil, mais je serai
curieux de voir si Nicolas Pesquès réemploie ce type d’écriture. Au fond, la
vie nous invite à absorber la réalité, mère et mort incluses : la colline
comme la mère retourneront peut-être à ce qu’elles sont, séparées. La notion de
possibilité est aussi au cœur de ces deux volumes : pour moi, c’est
inséparable de la notion même de poésie : le poème est une expérience du
possible. Juliau douze se termine sur
l’évocation répétée de la mort, comme s’il avait été difficile d’en finir avec
le volume comme avec cette réalité : « Mort devenue compliquée à
transcrire parce que naturelle » écrit Pesquès à la dernière page avant de
finir sur la notion couplée de l’amour et du temps. Lyrisme, certes, mais un
lyrisme gouverné, à la fois libre et maîtrisé : là encore, c’est un
risque, et je suis admiratif de la façon dont ces deux volumes ont osé, dans un
espace aussi intime, qui pourrait sembler fermé, se confronter à l’ouverture de
la forme.
« J’éclaire et rien n’a changé » écrit Nicolas Pesquès dans Juliau onze. Puissance et humilité de la
poésie, de sa poésie.
[Ludovic Degroote]
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau onze, douze, Flammarion,
2013, 18€