Dans le champ des arts plastiques, le gros plan occupe une place particulière, dérangeante. Les cadrages serrés de Rodin focalisés sur les mains (La Cathédrale, Le Secret, Pierre et Jacques de Wissant, main droite, par exemple) ou celui de Courbet sur un sexe féminin (L’Origine du monde) posent problème au spectateur. Isolé, le fragment inquiète dans la mesure où il se présente comme une entité singulière, dissociée d’un modèle devenu impossible à identifier; de plus, il ne porte aucune valeur narrative. Comment, dès lors, interpréter une telle œuvre, d’où tout artifice est absent, comment la comprendre ?
Ces enjeux sont au centre de l’essai du peintre contemporain Ange Pieraggi, L’Etoffe et la peau (Jacques Flament éditions, 154 pages, 18 €) dont les toiles, d’un assez grand format (souvent 1 m x 1 m ou davantage) se concentrent sur une portion de visage ou des mains posées sur les plis d’un vêtement. Les plis – des textiles et des épidermes – ne cessent alors de se répondre dans un dialogue esthétique forcément énigmatique puisque les uns et les autres présentent d’étranges similitudes. L’artiste s’en explique, tant dans un entretien avec la critique et romancière Claire Tencin que dans un texte personnel : « le gros plan, en s’autonomisant, s’arrache à tout contexte, et exprime dès lors une puissance délestée de tout ancrage anecdotique. »
La démonstration, très étayée, pour laquelle l’auteur convoque Eisenstein, Bergman, David Lynch et David Cronenberg, débouche sur une remarquable réflexion autour de la notion de l’obscène. Ange Pieraggi évoque notamment : « l’obscénité dont le sexe commence à se délivrer, mais qu’on retrouve dans le dispositif singulier de l’insert : un gros plan qui se rapproche du visage pour en isoler la chair ».
Il n’est pas si courant qu’un artiste se livre ainsi à une analyse détaillée des concepts qui conduisent son approche créative. Cet essai intéressera tout autant les amateurs d’arts plastiques que les passionnés de cinéma.
Illustrations : Ange Pieraggi, Acrylique sur toile (1 m x 1 m), 1999 - Acrylique sur toile (A), 60 cm x 40 cm, 2013 - Acrylique sur toile (B), 60 x 40 cm, 2013. © Ange Pieraggi.