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[note de lecture] Jacques Roman, "Le Dit du raturé, le dit du lézardé", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

 
RomanVoici un journal qui revient de loin : de l’invisible, du décompte de l’inaudible, d’un écrit lui-même raturé, lézardé, qui malgré tout persiste et signe jusqu’à la naissance d’un livre. Le manque et l’absence ont trouvé en l’imperceptible encre, en la fissure incarnée, de quoi alimenter la parole, réveiller l’être, exciter le désir et contrecarrer l’écriture orthodoxe. Et cette parole, d’autant plus précieuse qu’elle semble provenir d’un lieu et d’un espace à jamais perdus, se détache sur la page avec l’évidence du pas à la fois au-delà et de côté. Elle garde quelque chose de son origine révoltée et défaite. Fragmentaire, elle se dépose au plus près du silence qu’elle parvient à mettre en forme. Jamais, pourtant, elle ne s’y perd, témoignant de ce que le mot vide recèle de matières sonores et sensées, d’énergies rechargées. 
Jacques Roman retrouve magistralement, quoiqu’en toute discrétion, la voix raturée qui l’a mené jusqu’à l’expression : celle que l’autre en lui, ou l’autre de lui, a étouffée sans jamais l’éteindre. Le texte ne disparaît pas parce qu’il a été biffé ; il est appelé par la rature et la lézarde. La trace est cendrée ; les mots, ainsi que les morts, résistent. Le vivant, bien qu’affaibli et happé par le passé, témoigne des cadavres et des dépouilles, des ratés et des déchets. Artaud est à cet égard emblématique de cet acharnement à crier depuis l’abîme : « Artaud assis dans son lit, à Ivry, mimant à l’aide d’un sabre imaginaire ou couteau en main un combat contre les esprits ; mimant et vivant ce combat, tout en dictant le texte à René Crevel. Artaud griffant, à coup de fourchette ou de couteau, le billot de bois, tout en dictant. Les cahiers d’Artaud, cahiers de ratures, corps déchirés, corps d’Artaud ». Le corps humain n’a pourtant pas été entièrement élimé par tout ce qu’il a refusé et tout ce qui lui est interdit : il est même devenu le réceptacle d’un geste à la fois animal et esthétique, celui que la lézarde caresse, depuis la chair et l’ombre, sur le mur ou la page à partir desquels projeter tensions et surprises. 
Cryptée, cachée, recouverte, la volonté du texte n’en est pas moins présente, réalisant l’équilibre toujours en devenir d’un monde-livre dont on sait qu’il est, par essence, celui du chagrin*. Le titre dit l’humilité et le retrait de celui dont la voyance perçoit le retrait des lettres, leur ombrage porté sur les parois de papier, de verre ou de ciment. Non pas « je dis », ni « il dit » : désormais ce sont les signes qui se révèlent en se relevant, et prennent la parole, fuyant le temps comme l’espace. Les « dits » extraordinairement retenus font vaciller notre capacité de lire et d’écrire, certes. Mais ils ébranlent avant tout le mutisme du sujet, explorent sa passivité, provoquent sa désapprobation. Ils mettent finalement à l’épreuve son dé-savoir, découvrent notre non-savoir. Et c’est à partir de cette exposition assumée que se déroulent les fragments recueillis. Sauvés de la rature ? Sauvés par la rature ? Métamorphosés en lézardes ? 
La prose de Jacques Roman s’engouffre dans les plis et les méandres des renoncements. Elle en désigne quelques-uns en les dessinant jusque dans le corps de ses phrases. Les propositions lézardent autour de cette biffure prodigieusement entêtée et entêtante, s’appropriant d’autres failles incarnées, issues du réel. Ratures et lézardes sont le pharmakon (remède et poison) de la mémoire affective qui passe le présent jusqu’au dépassement : « Je possède un petit vase, aujourd’hui ébréché, qui se trouvait sur le bureau de mon père. Seul objet qui me dise encore son existence, objet cicatriciel. Il est décoré de motifs représentant des herbes médicinales ». Ce qui parle en ce « Dit », c’est bien sûr la rature elle-même, et l’écho qu’elle trouve dans la lézarde, son équivalent pictural. Le temps des épopées n’est plus, même si l’écrivain cite Homère. Est venu celui d’une prosopopée qui donne voix et chair au défaut d’œuvre, de sens, de Dieu, d’amour, de père. Prose hiéroglyphique qui retrouve le dessin dans la lettre, se compromet avec le néant, esquissant une autobiographie parcellaire de l’enfant qui subsiste dans l’homme — « ouverture d’avenir » — qu’est devenu Jacques Roman. Le « dit » plonge dans le nécessaire oubli, dans la matière a priori muette, et suspend la volonté de parole, aiguisée par ces déchirures mesurées que sont la brèche et la fissure : l’essentiel gît dans l’effacement. « Soleil cou coupé » écrivait Apollinaire. Jacques Roman suggère lui de « perdre la tête, de se faire acéphale » : on le croit sur parole. Pas de visage plus acéré que celui qui a été creusé par l’écriture. 
  
[Anne Malaprade] 


Jacques Roman, Le Dit du raturé, le dit du lézardé, Isabelle Sauvage, 60 pages, 2013, 15 euros. 
 

*Jacques Roman a cosigné avec Bernard Noël un livre de dialogues fragmentés intitulé Du monde du chagrin paru chez Paupières de terre en 2006. 


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