« Pour ne pas mourir,/une
fillette plie des grues en papier »(p.37). Le texte liminaire est plus
explicite : il s’agit de Sadako Sasaki, jeune fille atteinte de leucémie
après Hiroshima, et qui voulut, selon le proverbe japonais, plier mille grues
de papier pour que son vœu soit exaucé : « continuer à vivre ».
Elle ne put dépasser les 644 origamis. Sur ce modèle, qui lui donnait comme un
cadre, C. Dupuy-Dunier a écrit 644 poèmes. Pour des raisons pratiques, ce
volume n’en contient qu’environ la moitié, mais en conservant la numérotation
originale, donc l’ordre d’écriture, ce qui permet au lecteur de voir des séries
ou des récurrences.
Le fil rouge de départ est rappelé au long du livre, toutes les dix pages
environ : « Sadako a ramassé une chute de tissu. /Elle plie une grue.
(p.56), « C’est une feuille morte/que Sadako a plié cette fois,/grue aux
ailes rognées. » (p.64), « Sadako plie un oiseau dans une page du
livre. » (p.78), « Sadako plie une grue / dans l’aile diaphane d’un
oiseau mort. » (p.104)… Mais si la jeune fille reste présente, il ne
faudrait pas penser que ce livre lui est consacré, ni envisager cette poésie
comme d’une certaine façon japonisante, même si l’économie de certains poèmes
peut faire penser au haïku.
Idem pour la « grue » : le mot renvoie le plus souvent à
l’oiseau, mais il peut aussi se déplier en grue de chantier : « Une
grue est venue / démonter la forêt métallique des grues/devant nos
fenêtres.(…)//Demeure le bâtiment gris du nouvel hôpital/sous les nuages
gris,/dans la ville grise. » (p.67) Ou bien encore « grues »
peut désigner les prostituées qui passent et repassent « sous les
lanternes rouges / dans la nuit poisseuse » (p.324).
On pourrait aussi établir une relation entre la maladie et la mort de Sadako et
le cancer possible de l’auteure (p.266) ou la mort de son père (pp.155, 245…).
Mais l’essentiel me semble être dans le geste même de plier/replier/déplier, en
quoi consiste tout l’art de l’origami. Il y a dans ce geste de plier le désir
de ranger de façon ordonnée ou harmonieuse, mais aussi le désir de se détacher,
d’en finir, comme quand on dit « l’affaire est pliée ». Dans ce
livre, C. Dupuy-Dunier « plie » son passé en mots. D’où l’abondance
des souvenirs d’enfance : l’album d’enfance (p.178), le voyage
linguistique en Allemagne (p.234), les villages de Bonnieux ou d’Encreux
(p.228…), la maison d’enfance (p.201), le jeu des « petits chevaux » (p.110),
la chasse aux papillons (p.146)… Plier pour conserver ce passé lointain, devenu
fragile : « À travers la serrure, /l’enfance devient petite,/dessin
encore animé/dont le mouvement se ralentit/avec un bruit de vieille
bobine. » (p.154)
Mais ce peut être aussi un passé plus proche, et plus douloureux : la mort
du père (p.157), celle de « Zozo » (p.273), la vieillesse de la mère
seule (p.245), ou la retraite pour l’auteure : « Un à un, /mes amis
ont pris leur retraite./Mon tour vient./ En quelques jours, je trie quarante
années de travail,/déchire,/emplit des sacs-poubelles,/ range,/ rapporte mes
tableaux, quelques bibelots. » (p.257)
S’il y a bien du pathétique, il est vu au travers du prisme du quotidien, il
n’est pas théâtralisé. Et en cela, il touche juste. De même pour
l’écriture : elle est toujours brève et en vers libres ; elle peut
prendre des formes variées, voire originales, mais demeure toujours simple,
immédiatement lisible. Un peu comme s’il s’agissait moins, en poésie, de
surprendre ou dérouter, que de partager et de rejoindre. Ce peut être, aussi,
un beau projet.
[Antoine Emaz]
Chantal Dupuy-Dunier, Mille grues de papier, coll.poésie, Flammarion, 2013, 350
pages, 20€