Mains
tenues : on note le pluriel et d’entrée, la présence de l’autre, des
autres. On remarque aussi l’écart entre « tenues » et
« tendues », il ne s’agit pas de demander une aide ou d’en donner,
simplement faire un bout de chemin, ensemble. On ne sait d’ailleurs pas vraiment
qui tient la main et guide l’autre, ou le salue. Autant de poèmes, autant de
rencontres qui constituent le recueil ; les dédicaces aiguillent le
lecteur : « avec Eldorado
d’Angelin Preljocaj », « Pour Dominique Lemaître », « avec
les deux premières suites pour violoncelle de J.S. Bach »… Cela ramène le
lecteur dans des parages déjà balisés par Alexis Pelletier, notamment la
musique et la danse. On sait qu’il n’y a
pas chez lui de frontière entre les arts qui ne soit poreuse, sans que pour
autant la poésie se dissolve ou soit soumise. Cette interrogation sur le mot,
la poésie, est sans doute un fil
conducteur du livre, un peu comme si se poursuivait dans ces pages la
méditation sur le pouvoir et l’impuissance du poète, réflexion déjà engagée
dans les livres précédents. On retrouve
aussi avec bonheur ce vers assez long, nonchalant bien que rythmé, chaloupé,
toujours en déséquilibre avant sans jamais chuter ou rompre. Ce n’est pas une poésie du heurt, plutôt de
l’amorti et du rebond, mais toujours mesurée. Le lecteur est embarqué dans une
dérive de pensée qui ne vise pas de conclusion mais plutôt une simple mise en
perspective de questions (le « réel » par exemple) ou d’expériences
(« Une dame chante… » (p.51)). On peut effectivement parler de
« ruminations » (p.48) : il y a progrès, mais pas de vérité
aboutie, tranchée, finale.
Pourtant, la lucidité est bien là : la musique, le chant peut permettre
d’atteindre un point du réel qui serait comme un point d’évidence :
« Elle dit la vie qui échappe / et qui n’est à vivre que parce qu’elle
échappe / et nous ne maîtrisons rien / de nos pensées ou de nos corps » (p.52).
Mais, tout autant, la chanteuse dépasse et indique une « joie » (mot
très important dans ce livre) au-delà du sombre : « avec la voix qui
répète la mort et la vie à l’infini / et je te vois qui danses avec elle /
formant sur le sol comme une série de huit / avec ton corps et dans toute les
manières / de l’invention » (p.53)
Cette poésie touche parce qu’elle intègre la contradiction, l’interrogation,
l’énigme, mais de façon très calme, posée. Aucune dramatisation de la condition
humaine et de ses limites, sans doute parce que tragique est déjà médiatisé et
quelque part dépassé par l’art, la musique, la danse… « Le silence est
l’énigme / il comprend l’angoisse et l’apaisement / il vient de la femme dont
chaque mouvement / intime le désir d’un nouveau chant //Et tu sais qu’il va
bientôt venir / et peut-être est-il déjà présent » (p.59).
Il faudrait aussi parler d’un emploi très particulier du
« tu » ; il donne au poème l’élan et la proximité d’un dialogue,
forme assez rare en poésie. Le plus souvent, on pense au « tu »
amoureux, l’autre, la compagne. Mais à d’autres moments, on peut penser que
l’auteur se parle à lui-même ou s’adresse au lecteur dans une sorte de
circulation ou d’échange qui nous rend le poème familier.
Deux beaux poèmes, encore, à partir de la musique : les deux premières
suites pour violoncelle de Bach (p.61) et le début de la 3° symphonie de
Beethoven (p.69). Mais il ne s’agit aucunement de poèmes musicologiques, au
contraire : il s’agit d’aller vers une écoute sans savoir, neuve (p.11,
p.63), et de retrouver via la musique cette évidence : « Il y a un
autre monde dans le monde que nous voyons » (p.78). Et la poésie, comme la
musique ou la danse, peut être ce passage dérobé vers ce qui n’est pas un
arrière-monde mais un repli sur une vérité plus profonde : « Pourtant
qui n’a pas envie parfois de s’enterrer / de ne plus faire face au monde / de
s’enfermer / pour ne pas voir ce qui hurle si proche » (p.77). Il n’est
donc pas étonnant de trouver au détour d’une page, un bref salut à Jabès
(p.22), Luca (p.62), Degroote (p61)… ou une belle déclaration quasi éluardienne
à la femme aimée : « cela tient de la mémoire et du corps / et c’est
enfoui de la manière même / de te regarder de ne pouvoir vivre que par toi / de
n’apprécier le monde qu’au regard de ton regard / et cela se scande tous les
jours / je sais quand je t’ai rencontrée dans le paysage / je sais que je t’ai
vue et que toutes les sensations / du monde ont afflué par toi dans mon
corps »(p.79).
[Antoine Emaz]
Alexis Pelletier, Mains tenues, Editions
de l’Amandier, 82 pages, 15 €