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[note de lecture] Alexis Pelletier, "Mains tenues", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

PelletierMains tenues : on note le pluriel et d’entrée, la présence de l’autre, des autres. On remarque aussi l’écart entre « tenues » et « tendues », il ne s’agit pas de demander une aide ou d’en donner, simplement faire un bout de chemin, ensemble. On ne sait d’ailleurs pas vraiment qui tient la main et guide l’autre, ou le salue. Autant de poèmes, autant de rencontres qui constituent le recueil ; les dédicaces aiguillent le lecteur : « avec Eldorado d’Angelin Preljocaj », « Pour Dominique Lemaître », « avec les deux premières suites pour violoncelle de J.S. Bach »… Cela ramène le lecteur dans des parages déjà balisés par Alexis Pelletier, notamment la musique et la danse.  On sait qu’il n’y a pas chez lui de frontière entre les arts qui ne soit poreuse, sans que pour autant la poésie se dissolve ou soit soumise. Cette interrogation sur le mot, la poésie,  est sans doute un fil conducteur du livre, un peu comme si se poursuivait dans ces pages la méditation sur le pouvoir et l’impuissance du poète, réflexion déjà engagée dans les livres précédents.  On retrouve aussi avec bonheur ce vers assez long, nonchalant bien que rythmé, chaloupé, toujours en déséquilibre avant sans jamais chuter ou rompre.  Ce n’est pas une poésie du heurt, plutôt de l’amorti et du rebond, mais toujours mesurée. Le lecteur est embarqué dans une dérive de pensée qui ne vise pas de conclusion mais plutôt une simple mise en perspective de questions (le « réel » par exemple) ou d’expériences (« Une dame chante… » (p.51)). On peut effectivement parler de « ruminations » (p.48) : il y a progrès, mais pas de vérité aboutie, tranchée, finale. 
Pourtant, la lucidité est bien là : la musique, le chant peut permettre d’atteindre un point du réel qui serait comme un point d’évidence : « Elle dit la vie qui échappe / et qui n’est à vivre que parce qu’elle échappe / et nous ne maîtrisons rien / de nos pensées ou de nos corps » (p.52). Mais, tout autant, la chanteuse dépasse et indique une « joie » (mot très important dans ce livre) au-delà du sombre : « avec la voix qui répète la mort et la vie à l’infini / et je te vois qui danses avec elle / formant sur le sol comme une série de huit / avec ton corps et dans toute les manières / de l’invention » (p.53) 
Cette poésie touche parce qu’elle intègre la contradiction, l’interrogation, l’énigme, mais de façon très calme, posée. Aucune dramatisation de la condition humaine et de ses limites, sans doute parce que tragique est déjà médiatisé et quelque part dépassé par l’art, la musique, la danse… « Le silence est l’énigme / il comprend l’angoisse et l’apaisement / il vient de la femme dont chaque mouvement / intime le désir d’un nouveau chant //Et tu sais qu’il va bientôt venir / et peut-être est-il déjà présent » (p.59). 
Il faudrait aussi parler d’un emploi très particulier du « tu » ; il donne au poème l’élan et la proximité d’un dialogue, forme assez rare en poésie. Le plus souvent, on pense au « tu » amoureux, l’autre, la compagne. Mais à d’autres moments, on peut penser que l’auteur se parle à lui-même ou s’adresse au lecteur dans une sorte de circulation ou d’échange qui nous rend le poème familier. 
Deux beaux poèmes, encore, à partir de la musique : les deux premières suites pour violoncelle de Bach (p.61) et le début de la 3° symphonie de Beethoven (p.69). Mais il ne s’agit aucunement de poèmes musicologiques, au contraire : il s’agit d’aller vers une écoute sans savoir, neuve (p.11, p.63), et de retrouver via la musique cette évidence : « Il y a un autre monde dans le monde que nous voyons » (p.78). Et la poésie, comme la musique ou la danse, peut être ce passage dérobé vers ce qui n’est pas un arrière-monde mais un repli sur une vérité plus profonde : « Pourtant qui n’a pas envie parfois de s’enterrer / de ne plus faire face au monde / de s’enfermer / pour ne pas voir ce qui hurle si proche » (p.77). Il n’est donc pas étonnant de trouver au détour d’une page, un bref salut à Jabès (p.22), Luca (p.62), Degroote (p61)… ou une belle déclaration quasi éluardienne à la femme aimée : « cela tient de la mémoire et du corps / et c’est enfoui de la manière même / de te regarder de ne pouvoir vivre que par toi / de n’apprécier le monde qu’au regard de ton regard / et cela se scande tous les jours / je sais quand je t’ai rencontrée dans le paysage / je sais que je t’ai vue et que toutes les sensations / du monde ont afflué par toi dans mon corps »(p.79). 
[Antoine Emaz] 
 
Alexis Pelletier, Mains tenues, Editions de l’Amandier, 82 pages, 15 € 


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