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My Dark Angel – Chapitre 34

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete
Elijah

J’aurais aimé arriver avant la tombée de la nuit et profiter de la faiblesse des vampires retranchés dans l’ombre pendant la journée. Ce ne fut malheureusement pas le cas. Les rues du Quartier français commençaient doucement à s’animer à mesure que le soleil déclinait. Profitant d’une relative douceur, les noctambules étaient happés comme chaque soir par l’ambiance festive et bourdonnante de Bourbon Street. Des notes de musique feutrées s’échappaient des nombreux bars qui rivalisaient pour attirer un maximum de clients. Des rabatteurs haranguaient les passants à coups de coupons publicitaires pour des boissons gratuites et promettaient à qui voulait l’entendre le meilleur groupe de jazz qui soit. Je déambulais sous les arcades des balcons, les sens aux aguets, espérant ne pas être repéré par l’un ou l’autre clan dont les vampires erraient sans doute au milieu de la foule, pour traquer leurs proies de la soirée.

Deux décennies que je n’avais pas remis les pieds à la Nouvelle-Orléans et pourtant il me semblait que rien n’avait changé. Au bout du tracé rectiligne de la rue, s’élevaient les gratte-ciel du centre ville : la modernité et le charme suranné du vieux quartier séparés par un simple boulevard, deux mondes qui se faisaient face, l’un ignorant la vermine qui grouillait au sein de l’autre. Lorsque trois siècles plus tôt, Klaus et moi étions arrivés pour la première fois en Louisiane, la ville n’était qu’un comptoir commercial au bord du bayou et des marécages infestés de moustiques. La construction du Vieux Carré, comme nous l’avions appelé, s’était avéré être une véritable gageure. Le climat, la forêt dense et les épidémies, qui eurent tôt fait de réduire la main d’œuvre déjà restreinte, n’avaient cessé de ralentir les travaux. Pourtant quelques décennies plus tard, ce quartier était sorti de terre. Lassés de devoir fuir en permanence notre père, nous nous étions impliqués dans cette construction sans doute pour combler un besoin qui ne nous avait jamais quittés de nous établir quelque part tous ensemble mes deux frères, ma sœur et moi.

Eloignés de tout, nous avions espéré pouvoir échapper à l’obsession paternelle d’en finir avec un fils bâtard qu’il considérait comme une abomination. Ce fut le cas pendant longtemps. Nous avions allègrement profité de l’absence de structures politiques ou religieuses stables pour asseoir notre autorité sur la ville. Elle était notre propriété, notre maison : on y respectait nos règles. Nous l’avions fait prospérer : elle avait grandi sous nos yeux, changé de visage au cours des siècles alors que nous restions immuables. Nous contraignions chaque humain s’installant dans son enceinte pour dissimuler notre immortalité. Elle était notre foyer, ils n’étaient que nos invités auxquels nous accordions ou non notre hospitalité.

Mais tout prit fin quand notre père Mikael nous retrouva au début du siècle dernier. Notre départ forcé sonna le glas de notre entente familiale déjà plus que bancale. A sa mort, Klaus et moi étions revenus mais tout était différent. Nous-mêmes, nous avions changé. La complicité qui nous avait liés depuis toujours, Klaus et moi, s’était muée en rapports de force permanents. Délivré de la malédiction qui bridait une partie de ce qu’il était et de ce père qu’il le haïssait, son désir de tout régenter n’avait plus de bornes. J’avais tenté de le protéger de ses travers sans me rendre compte que l’aide que je lui apportais ne faisait que le conforter dans cette course effrénée au pouvoir et dont cette ville était devenue l’enjeu. Elle aussi s’était métamorphosée. J’avais le souvenir d’un endroit à la végétation luxuriante et au charme suranné. Il me suffisait encore de fermer brièvement les yeux pour occulter complètement ces lieux attrape-touristes qui m’entouraient et sentir à nouveau le parfum enivrant du jasmin et des grappes de glycines dévalant les balcons de fer forgés, pour revoir les murs blanchis à la chaux, la décoration luxueuse des théâtres que nous avions faits bâtir. La ville d’art et de culture était encore en vie, mais toute une partie était dorénavant gangrenée par des conflits dignes d’un mauvais film de malfrats et de petites frappes aux dents longues.

J’aurais certainement dû attendre le lendemain pour me rendre à l’adresse que Delanay m’avait indiquée mais cet endroit me dégouttait au point de prendre le risque de m’exposer aux yeux des hommes de Marcel ou de Klaus. Je m’engageai sur St Ann Street en direction de la cathédrale St Louis où se trouvait l’appartement de ce vampire. La rue, nettement moins animée, était quasiment déserte à l’exception de quelques fêtards qui se dirigeaient d’un pas encore sûr vers l’artère animée qu’était Bourbon Street. Arrivé devant le bon numéro de porte, je restai un moment dubitatif devant la façade de briques roses de la maison. L’endroit semblait à l’abandon depuis de nombreuses années. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient condamnées par des planches de bois ou occultées par des persiennes aux lattes brisées. Comme beaucoup de maisons, la façade était parcourue d’un balcon en fer dont les motifs sculptés étaient pour beaucoup abîmés et rouillés. Le tout donnait une impression d’équilibre précaire comme si ce balcon allait s’effondrer au moindre souffle de vent.

Je forçai malgré tout la porte un simple geste même si je doutais fortement qu’un quelconque vampire digne de ce nom demeure dans un pareil taudis. Un nuage de poussière se souleva sur le sol lorsque je pénétrai à l’intérieur. Je restai un moment immobile dans cette entrée sombre éclairée uniquement par le halo d’un lampadaire de la rue. Je m’étais attendu à voir une maison vide et délabrée, un endroit tout aussi abandonné que ne le laissait penser l’extérieur. Au lieu de cela, je découvris un lieu qui semblait figé dans le temps. La maison était entièrement meublée. Une tasse de thé reposait encore sur la table basse du salon. Une araignée avait tissé sa toile de l’anse de porcelaine jusqu’à la théière qui la jouxtait, un châle de femme reposait sur le dossier d’une chaise à bascules près d’une fenêtre condamnée aux vitres brisées. Un courant d’air provenant de la porte ouverte lui avait insufflé un léger mouvement comme s’il était soudain habité d’une vie propre. Hormis la couche de poussière qui s’était installée en maître, chaque meuble, chaque objet semblait attendre que son propriétaire, manifestement absent depuis fort longtemps, ne rentre. Tout cela avait quelque chose de dérangeant.

Quelques magazines trônaient sur un guéridon posé à côté du canapé. Je jetai un œil à certains d’entre eux et ne pus m’empêcher d’éprouver un étrange malaise en découvrant la date « 1990 » inscrite sur la couverture. Vingt-trois ans. Soit précisément l’année où la femme de Delanay avait été tuée. Je balayai du regard la pièce avec perplexité à la recherche d’un quelconque indice qui m’aurait permis de comprendre où je me trouvais et décidai d’aller explorer l’étage. Les marches vermoulues grincèrent sous mes pas et je manquai presque de passer à travers l’une d’entre elles qui céda quand je posai le pied dessus. L’étage ne comportait que deux pièces qui se faisaient face sur un étroit palier. Je poussai la porte entrouverte de l’une d’elles.

Devant le spectacle qui se présenta à moi, ma main resta crispée sur la poignée et je demeurai pétrifié sur le seuil. Sur une grande partie du pan de mur qui me faisait face étaient étalés des dizaines et des dizaines de photos, articles de presse, de notes et de cartes du pays. Je m’approchai, presque hésitant. Sans oser me l’avouer, je commençais à comprendre le but de ma présence dans cet endroit. Plus aucun doute ne fut permis lorsque mon regard se posa sur une photo épinglée au centre de ce pèle-mêle géant qui représentait vingt années d’une traque acharnée.

Sur celle-ci, une jeune mariée blonde, qui devait approximativement avoir dans les vingt-cinq ans, offrait un sourire éblouissant à son époux que je n’eus aucun mal à reconnaître malgré le temps qui s’était écoulé. La posture droite et altière, Delanay fixait l’objectif avec son arrogance habituelle. Son regard bleu incisif semblait à ce moment-là me provoquer ouvertement. Cette femme présente sur de nombreuses autres photos ne ressemblait en rien à celle du dossier de l’affaire que j’avais feuilleté chez lui mais elle m’était étrangement familière. Je compris rapidement pourquoi. Une angoisse vint me comprimer peu à peu la poitrine à mesure que je prenais connaissance des différents articles de presse relatant le meurtre d’Amanda Delanay. Le corps de cette jeune journaliste promise à un brillant avenir avait été retrouvé dans les eaux boueuses du Main Outfall Canal en juin 90.

Son souvenir vint s’imposer à moi comme une gifle. Je me souvins alors très nettement du jour où elle avait pénétré dans le bureau de Klaus prétextant faire un article sur l’inauguration d’une nouvelle galerie d’art, construite dans un entrepôt du Warehouse District. Elle avait su s’attirer les bonnes grâces de mon cher frère en flattant son ego d’artiste incompris. Il l’avait ainsi invitée à plusieurs vernissages. Elle se montrait intéressée mais surtout très curieuse sur ses autres activités. Ses questions incessantes avaient fini par éveiller mes soupçons et ceux de Klaus. Elle n’était qu’une jeune femme inexpérimentée et maladroite qui tentait de percer dans le métier en décochant un scoop sur les créatures qui peuplaient la ville. Elle n’était en rien une menace pourtant je ne m’étais pas embarrassé de ce genre de considération quand un soir où je l’avais raccompagnée à sa voiture, j’avais planté mes crocs dans sa gorge.

Tous les autres documents fixés au mur retraçaient l’enquête que Delanay avait effectuée : ses différentes pistes, les portraits des suspects – dont le mien encerclé au feutre rouge-, des villes dans lesquelles je m’étais attardé ainsi que le nom de certaines mes connaissances. Ma vie de ces dernières années épinglées comme des pièces de puzzle sur un mur. J’enserrai mes tempes de mes paumes pour tenter de reprendre mes esprits mais une seule pensée m’obsédait dorénavant : je lui avais pris la femme qu’il aimait et il avait la mienne à sa merci. Une brusque bouffée de colère m’envahit de mettre laisser prendre au piège de cette manière. J’arrachai dans un geste inutile ces preuves accrochées devant moi et qui me rappelaient à celui que j’étais. Mon égoïsme, cette part de moi que je haïssais à cette minute plus que tout l’avaient conduite à sa perte. Je l’avais laissée entre les mains d’un homme qui n’aurait pas plus de miséricorde envers elle que je n’en avais eu pour sa femme. Je sortis précipitamment mon téléphone de ma poche revers et sélectionnai son numéro. Les quelques sonneries qui retentirent dans le vide me vrillèrent les nerfs et j’entendis enfin sa voix.

— Je commençais à m’impatienter, me répondit-il posément.

Je serrai les dents à m’en faire mal à la mâchoire.

— Si tu t’avises de la toucher….

— A des milliers de kilomètres d’ici, je ne vois pas comment tu pourrais m’en empêcher, m’interrompit-il.

Nous étions manifestement d’accord pour ne plus nous embarrasser d’une pseudo courtoisie.

— Il n’y aura pas un seul endroit où tu pourras te cacher. Je te jure que je te retrouverai ! soufflai-je à la fois hors de moi et éperdu d’angoisse.

Il ne répondit pas immédiatement à ma menace et laissa sciemment s’installer un silence pesant.

— Est-ce qu’au moins tu la ressens ? m’interrogea-t-il. Cette peur qui t’empêche de respirer comme une main qui serre ton cou ; cette panique qui fait bouillonner ton sang dans tes veines à l’idée que tu ne la reverras plus jamais et que tout cela est entièrement ta faute ? Parce que tout cela est bien de ta faute : tu n’as pas su la protéger contre ton monde et l’en éloigner tant qu’il était encore temps, tu ne l’as pas mise en garde alors que, toi, tu savais ce qu’elle risquait…

Mon souffle s’étrangla dans ma gorge. Chaque bouffée d’air qui tentait de se frayer un chemin était un véritable supplice. Je ne savais pas vraiment à qui s’adressaient ses paroles ; s’il s’ingéniait à attiser inutilement une culpabilité qui me brûlait déjà les entrailles ou si ses mots étaient autant de reproches qu’il se faisait à lui-même. Sa voix s’était faite plus sourde et incertaine. La mienne ne l’était pas moins. J’appuyai mon front contre le mur dépouillé. Je perdis pied à l’idée de ce qu’il pourrait lui faire et sacrifiai le dernier lambeau d’amour propre qu’il me restait

— Elle n’y est pour rien : laisse-la partir.

— Comme tu as laissé partir Amanda ?

Il s’interrompit quelques secondes, finalement aussi bouleversé que je pouvais l’être.

— J’ai failli renoncer, tu sais, hésita-t-il à m’avouer d’une voix tremblante. Je lui ai laissé une chance en lui montrant quel genre de monstre tu étais mais cela n’a pas eu l’air de la toucher. Maintenant, elle va en assumer les conséquences.

Je fermai les yeux et me mordis la lèvre jusqu’au sang en espérant me réveiller de ce cauchemar.

— Mais rassure-toi, Elijah, tu ne devrais pas rester seul très longtemps pour la pleurer, continua-t-il sur un ton qui avait retrouvé sa fermeté. Tu te doutes bien que je ne pouvais pas risquer de te voir revenir. Tu salueras Marcel de ma part. J’ai respecté ma part du marché en te livrant directement à domicile sans qu’il ait besoin de quitter la ville. Je n’ai aucun doute sur son empressement à accomplir la sienne.

Je me redressai subitement reprenant un tant soit peu mes esprits, l’ouïe en alerte pour capter le moindre bruit suspect. Mais je n’entendais que les clameurs des passants à quelques centaines de mètres et les voitures qui passaient en contrebas.

— J’aurais dû me douter que tu n’aurais pas pu muter aussi rapidement à New York sans l’aide d’un vampire.

— Je ne n’aurais jamais cru qu’un jour Marcel me serait d’une telle utilité. Chaque année tu te rendais à New York à la même époque. C’était prévisible, je savais où te trouver. Angel a été l’opportunité qui ne s’était encore jamais présentée.

— Comment pouvais-tu savoir pour Angel ?

— J’ai quelques sources sûres, éluda-t-il. Tu as plus d’ennemis que tu ne le penses.

Je me passais une main excédée sur le front, sentant gronder en moi une indicible colère d’avoir été le jouet d’une telle machination. Je n’avais rien vu venir, je ne m’étais douté de rien. Obnubilé par Angel, je n’avais vu qu’elle depuis des semaines et maintenant, à cause de mon aveuglement, je nous avais conduits l’un et l’autre à notre perte.

— C’est ironique mais après tant d’années à te traquer, j’ai presque l’impression de perdre une vieille connaissance. Mais je suis sûr que je m’en remettrai vite. Va pourrir en enfer, espèce d’ordure ! conclut froidement Delanay avant de raccrocher.

Je quittai cette maison sans plus attendre avant de me retrouver pris au piège. Je me dirigeai vers Decatur Street dans l’espoir d’y trouver un taxi et de sortir au plus vite de ce guêpier. Je débouchai rapidement sur Jackson Square qui bordait la grande rue. La façade blanche de la cathédrale Saint Louis s’élevait vers un ciel déjà sombre mais dégagé. Le parvis était curieusement désert tout comme le square dans lequel je m’engageai. J’étais arrivé au pied de la statue qui s’élevait en plein cœur du parc lorsque je perçus leur présence. Ils sortirent bientôt de l’ombre protectrice des palmiers et des arbres. Ils étaient nombreux, beaucoup trop nombreux, convergeant vers moi. Avançant dans l’allée comme un seigneur qu’il était persuadé d’être, Marcel arborait un sourire de vainqueur qui me hérissa aussitôt. Légèrement en retrait, le suivant de près, un homme et une femme, têtes basses, entamèrent d’une litanie dans une langue qui m’était malheureusement familière. Une douleur cuisante me transperça aussitôt la poitrine comme si des griffes acérées tentaient de m’arracher le cœur. Je m’effondrai à genoux sur le sol de gravier, une main posée inutilement sur le torse. Je sentais chacune de mes veines se tarir de leur substance à mesure que l’incantation s’échappait de la bouche des sorciers. J’avais la sensation qu’elles allaient se désagréger comme des cendres de papiers brûlés. J’étais acculé à terre, incapable de me relever lorsque je vis l’ombre de Marcel me surplomber.


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