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Le réveil de la querelle des historiens : une polémique politicienne et européenne

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

Abstract : The memories of the atrocities of the totalitarianisms is still complicated at the European scale. Although the European Parliament had voted for a resolution on European conscience and totalitarianism in 2009, the French Communist Party contests the association between nazism and communism, denouncing a political attack.

C'est l'un des débats historiographiques les plus passionnants de la seconde moitié du XXème siècle. Il consiste à s'interroger sur la possibilité et la légitimité d'une comparaison entre le nazisme et le communisme.

A la suite d'Hannah Arendt qui rassemble les deux régimes sous le terme de "Totalitarisme" en 1951, des dizaines d'historiens se sont frottés à cette question qui, en raison de ses implications politiques, a souvent pris des accents polémiques : certains pensent que les régimes nazis et soviétiques ont les mêmes racines idéologiques (notamment leur opposition commune aux démocraties libérales), quand d'autres affirment que le nazisme allemand et le fascisme italien constituent les réponses occidentales à l'émergence initiale du bolchévisme en Russie.

Comme souvent en historiographie, le débat s'achemine plus ou moins rapidement vers une position médiane faisant la synthèse des arguments. Dans ce cadre, elle consiste à défendre l'idée d'une valeur heuristique de la démarche comparative dans certains aspects des régimes totalitaires, sans tomber dans l'écueil de la croyance absolue en cette méthode pour comprendre la logique de systèmes complexes. 

L'instrumentalisation politique récurrente d'une question historiographique

Bien que les historiens soient parvenus à une issue relativement consensuelle sur ce sujet, le débat est régulièrement réveillé par l'intermédiaire de ses implications politiciennes.

Le sujet est devenu particulièrement vif depuis que plusieurs responsables politiques de la droite française ont évoqué la possiblité d'une alliance électorale avec le Front national. D'aucuns ont immédiatement saisi cette annonce pour dénoncer la rupture d'un hypothétique "front républicain" au bénéfice d'un parti politique réputé prendre ses racines dans l'extrême-droite européenne, dont le nazisme allemand.

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Affiche diffusée par  Le libertaire bizontin

Face à cette attaque, l'UMP et le FN ont rapidement mis en oeuvre un argumentaire commun reprenant les principales logiques de la querelle des historiens : pourquoi l'UMP s'interdirait-elle de s'associer avec l'extrême-droite alors le PS n'a jamais remis en cause son association avec l'extrême-gauche... réputée prendre ses racines dans le communisme soviétique ?

Il n'en fallait pas moins pour réactualiser un débat qui s'était progressivement éteint dans la sphère des historiens. La question a d'ailleurs conduit à l'organisation d'une table ronde intitulée "Fascisme et communisme : actualité d’une comparaison" à l'occasion des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois en octobre 2012.

La tournure prise par les discussions entre les historiens tels que Sophie Coeuré, Romain Ducoulombier et Nicolas Werth face aux arguments des responsables politiques comme Pierre Laurent est révélatrice de la césure entre ce qui relève désormais d'une "mémoire froide" aux yeux des chercheurs occidentaux, tandis que le secrétaire nationale du PCF s'attarde à dresser l'historique de l'assimilation entre fascisme et communisme comme un outil récurrent de disqualification politique. 

Une nouvelle loi mémorielle européenne ? 

Pierre Laurent explique que la dimension politique du débat a d'ailleurs largement dépassé les frontières nationales, à l'instar du débat historiographique. Selon lui, "ce thème est encore utilisé aujourd’hui par les dirigeants de droite de l’Union européenne, comme on le voit avec la résolution adoptée par le Parlement européen en 2009 qui assimile fascisme et communisme".

Il fait alors référence à un long cheminement mémoriel qui est le résultat de plusieurs années d'intense lobbying à l'échelle européenne et mondiale.

Depuis le début des années 1980, dans le cadre encore vif de la Guerre froide, divers mouvements se coalisent pour attirer l'attention sur les crimes commis par l'Union soviétique.

La date du 23 août est choisie pour organiser annuellement des rassemblements et manifestations qui se réunissent sous l'appelation de "Jour du Ruban noir". Le jour et le nom sont lourds de signification : ils font référence au pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 et liant pour quelques années les deux régimes nazis et soviétiques.

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Chaîne humaine traversant les pays baltes le 23 août 1989

afin de commémorer la signature du pacte germano-soviétique qui entérine leur occupation par l'URSS

Quelques années plus tard, après l'implosion de l'URSS et la fin de la Guerre froide, le débat se poursuit tant dans le domaine mémoriel que politique. 

Le Conseil de l'Europe est le premier en 2006 à condamner "avec vigueur les violations massives des droits de l’homme commises par les régimes communistes totalitaires" et à inviter "tous les partis communistes ou postcommunistes de ses Etats membres qui ne l’ont pas encore fait à reconsidérer l’histoire du communisme et leur propre passé, à prendre clairement leurs distances par rapport aux crimes commis par les régimes communistes totalitaires et à les condamner sans ambiguïté". Le Conseil de l'Europe considère notamment que les crimes des régimes communistes totalitaires "n’ont pas été traduits devant la justice par la communauté internationale, comme cela a été le cas pour les crimes horribles commis par le national-socialisme (nazisme)". 

Cette initiative est poursuive en 2008 par le Parlement européen qui, à l'initiative du gouvernement tchèque, adopte  une déclaration sur la proclamation du 23 août comme journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme qui entraîne un an plus tard une résolution sur la conscience européenne et le totalitarisme demandant que "le 23 août soit proclamé "Journée européenne du souvenir" pour la commémoration, avec dignité et impartialité, des victimes de tous les régimes totalitaires et autoritaires".

La difficile émergence d'une mémoire européenne face à la diversité des mémoires nationales

On peut comprendre que l'historique et la logique de cette loi déplaise au dirigeant communiste Pierre Laurent. D'un point de vue strictement politique, cette résolution trouve son origine dans un mouvement de contestation anti-communiste qui assimile les crimes soviétiques aux crimes nazis, tout en reprochant à certains partis communistes de ne pas avoir condamné assez clairement les dérives de l'URSS.

Son argumentation est cependant limitée par son contexte d'énonciation. Alors que le responsable politique mobilise cette décision du Parlement européen pour dénoncer une instrumentalisation politique du passé par la droite dans le cadre d'un débat national, il oublie de préciser que le texte a certes été présenté à l'échelle européenne par le groupe du Parti populaire européen, mais qu'il a aussi été soutenu par les centristes de l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe et le Groupe des Verts/Alliance libre européenne plutôt marqué à gauche de l'échiquier européen.

De plus, Sophie Coeuré rappelle que la résolution "a été largement poussée par les nouveaux entrants dans l’UE que sont les pays Baltes, pour lesquels la mémoire de la double occupation nazie puis soviétique est loin d’être une question froide". En somme, alors que le débat se limite en France à une querelle historiographique et une polémique politicienne, elle évoque pour la plupart des pays de l'Europe de l'Est "un passé qui n'est pas encore passé" et pour lesquels les mémoires des atrocités de  l'occupation nazie et l'occupation soviétique ne permettent pas encore une réflexion apaisée.

On comprend donc à partir de cet exemple qu'outre les défis économiques et démocratiques que l'Union européenne doit actuellement relever, il existe également un défi identitaire. Malgré l'existence d'un drapeau, d'une monnaie et d'un hymne commun, les fractures de l'histoire récente rendent pour l'instant difficile l'émergence d'une mémoire commune pourtant indispensable à la réussite du projet européen.  

Bibliographie :

Ernst Nolte, Le Fascisme dans son époque : L'Action française, Le Fascisme italien, Le National-socialisme (3 tomes), Paris, Julliard, 1970.

François Furet, Le Passé d'une Illusion, Plon, 1995

François Furet et Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Plon, 1998

Philippe Burrin, Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, 2000

Ernst Nolte, La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000.

Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme : Histoire et mémoires comparées, Complexe, 2000.

Marc Ferro (dir.), Nazisme et communisme : Deux régimes dans le siècle, Paris, Hachette, 2005


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