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Giovanni Arrighi, rechercher les points de rupture du système

Par Alaindependant

Le livre de Giovanni Arrighi « semble ne présenter la crise des années 1970 que comme la contrepartie objective du mouvement inévitable et autonome des cycles d’accumulation du capital, et non comme le résultat d’une offensive prolétaire et anti-capitaliste tant à l’intérieur des pays dominants (de l’Europe, aux État-Unis et au Japon) que sur leur périphérie (du Vietnam à Cuba et à l’Afrique). L’accumulation de ces luttes a joué un rôle moteur dans la crise et à contribué à déterminer le cadre de la restructuration capitaliste. Mais il y a plus important que n’importe quel débat historique sur la crise des années 1970, ce sont les possibilités actuelles de rupture. Il nous faut reconnaître où se situent aujourd’hui les points de rupture possible dans les réseaux transnationaux de production, dans les circuits du marché mondial et dans les structures globales du commandement capitaliste, ceci pour avancer vers un futur qui ne se borne pas simplement à répéter les cycles passé du capitalisme. »

D'autres crises du capitalisme ont eu lieu depuis celle de 1970.

Cela ne signifie pas que le capitalisme soit éternel pour autant.

Rien n'est éternel et nous savons que le passage d'une société à une autre peut être très long. Ne dit-on pas qu'il a fallu un siècle pour passer, en France, de la société monarchique-féodale au capitalisme lui-même, sans compter les mûrissements préalables !

Ce sont les peuples, Marx parlait des « masses », qui font l'histoire.

Michel Peyret

Giovanni Arrighi : " The Long Twentieth Century".

 Mise en ligne septembre 1997

par  Michael Hardt

Multitudes

Sur Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century, Verso, Londres et New York, 1994, 400 p.

Le livre de Arrighi est le fruit d’une quinzaine d’années d’efforts comme en témoignent la surprenante ampleur de vue de cette recherche et sa profondeur. Il y a plus important : ces quinze années nous ramènent au coeur du projet à son départ, à savoir la crise économique des années 1970. L’ouvrage, à l’origine, cherchait en effet à comprendre en quoi la crise de l’hégémonie et de l’accumulation américaines à cette période (marquée entre autres choses, par la découplage du dollar d’avec le Gold Standard en 1971 et par la défaite militaire du Vietnam) a constitué un tournant fondamental dans l’histoire du capitalisme-monde.

Pour mieux cerner cette métamorphose contemporaine, Arrighi juge nécessaire un retour en arrière permettant de situer cette crise dans histoire sur longue période des cycles de l’accumulation capitaliste.

 Suivant la méthode de Fernand Braudel, Arrighi élabore un imposant appareil historique et analytique : celui de quatre grands cycles systémiques de l’accumulation capitaliste, quatre longs siècles qui situent celui des Etats-Unis dans le prolongement du cycle génois, du cycle hollandais et du cycle britannique.

Cette perspective historique de cycles longs entend démontrer que tout revient, ou plutôt que le capitalisme revient toujours. La crise des années 1970 ne présenterait donc rien de vraiment nouveau. Ce qui est en train de se produire pour le système capitaliste dirigé aujourd’hui par les Etats-Unis, était arrivé au système britannique il y a un siècle, au cycle batave avant lui, et encore plus tôt aux Génois.

 La crise qui constitue toujours le point de renversement de chaque cycle d’accumulation, traduit le passage d’une première phase d’expansion matérielle (les investissements productifs) à une seconde phase d’expansion financière (dont celle de la spéculation). Cette transformation en une croissance financière, qui selon Arrighi a caractérisé l’économie américaine dès le début des années 1980, correspond toujours à un automne : elle annonce la fin d’un cycle.

 Elle marque du même coup, la fin de l’hégémonie américaine sur le système monde du capitalisme, car le terme de chacun des des cycles longs indique toujours un changement géographique de l’épicentre des processus systémiques d’accumulation du capital. « Des mutations de ce type se sont produites dans toutes les crises et les phases d’expansion financière qui ont jalonné la transition d’un système cyclique d’accumulation à un autre » (p. 332).

 Arrighi estime ainsi que les Etats-Unis ont passé le relais au Japon dans le leadership sur le prochain cycle long d’accumulation capitaliste.

La grille historique élaborée par Arrighi est très utile et son ouvrage devrait être véritablement considéré comme une propédeutique fondamentale pour tous ceux qui s’intéressent au processus de globalisation et bien entendu, au capitalisme contemporain.

Toutefois ce sont précisément les avantages de cette grille de lecture qui limitent fortement aussi son analyse. On a l’impression qu’Arrighi se trouve parfois emprisonné dans l’imposant appareil historique des cycles : tout doit revenir et l’histoire du capitalisme devient l’éternel retour du même. Ce que l’analyse n’est plus capable dès lors d’opérer, c’est de reconnaître la singularité de l’événement ou la rupture - que cette rupture s’inscrive au sein de la continuité des relations de production ou de domination capitalistes, ou, plus important, qu’elle surgisse de l’extérieur du système. 

Il serait pourtant injuste de taxer le cadre historique de cycles d’accumulation élaboré par Arrighi de simple éternel retour du même. Chaque nouveau cycle amène avec lui une extension géographique de la sphère du capitalisme, si bien que ce mouvement ne décrit pas une forme circulaire, mais celle d’une spirale s’élargissant à chaque cycle. Les cycles n’en revêtent pas moins une stricte correspondance de forme si bien que le caractère nouveau de la crise contemporaine et de la transition risque de se trouver éclipsé ou, à tout le moins, relégué à l’arrière plan. 

Je crois que la mutation que nous vivons n’est pas simplement la répétition de phases des cycles précédents. Elle traduit un changement qualitatif dans le capitalisme et son gouvernement global ; non pas la continuation des vieilles formes européennes d’impérialisme, mais l’émergence de ce que Toni Negri et moi-même appelons l’Empire. On trouve dans l’analyse d’Arrighi certains symptômes du caractère nouveau de la situation actuelle, mais ils se trouvent subordonnés à sa structure cyclique.

 Ainsi, la relation entre le capitalisme et le marché mondial revêt aujourd’hui un aspect différent de ce que l’on rencontrait dans les cycles précédents. Marx dit (et Braudel a complété la démonstration) que le marché mondial constituait le point de départ du capitalisme, que ce dernier a toujours fonctionné en relation avec une certaine forme de marché mondial. La réalisation achevée du marché mondial, constitue toutefois, comme Marx l’a dit également, le capitalisme à son point d’arrivée.

 Aujourd’hui, pour la première fois, après l’écroulement de l’Union Soviétique, la loi du capital sous hégémonie américaine (le marché mondial, les relations de production et de domination capitalistes) approche du degré d’universalité que les anciens empires prétendaient avoir sans jamais y être parvenu. La réalisation du marché mondial et la globalisation du capitalisme marquent un changement qualitatif, que l’on peut comprendre à partir de l’idée de passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle de la société globale sous le capital. 

Arrighi note également le déclin récent de la souveraineté des États-nations ainsi que le développement d’institutions globales juridiques et économiques telles le Fonds monétaire International, la Banque mondiale, les Nations unies. Son cadre d’analyse semble toutefois contraindre Arrighi à ne lire ces phénomènes qu’en tant qu’ils sont subordonnés au passage du cycle déclinant des États-Unis à l’aurore du cycle japonais. Un tel déplacement de l’économie-monde vers le Japon continue à comprendre le système comme étant sous l’hégémonie d’un pouvoir national et donc à subordonner les institutions ou les organes trans ou supra-nationaux au gouvernement souverain de la nation hégémonique.

Pourtant l’émergence d’un gouvernement mondial constitue quelque chose d’assez nouveau et d’imposant. A s’en tenir à l’argument cyclique d’Arrighi, il est toutefois impossible de reconnaître dans le déclin du pouvoir des États-nations et dans l’apparition d’institutions globales les signes de la formation d’un nouveau type de souveraineté, la souveraineté impériale, souveraineté qui pourrait correspondre au gouvernement du monde du marché réalisé et d’un capitalisme vraiment global.

Sur le plan productif, le passage général d’une expansion matérielle à une expansion financière, qui constitue le noyau de l’analyse d’Arrighi, empêche de repérer l’importance des nouvelles formes de travail et de production qui apparaissent actuellement. La digitalisation et l’informatisation de la production, l’organisation de cette dernière en réseaux, le rôle croissant de la communication et des composantes culturelles dans la production n’indiqueraient-ils pas de façon convergente que la croissance matérielle n’a pas décliné depuis la crise des années 1970, mais qu’elle s’est déplacée plutôt sur un autre niveau ?

La croissance du travail immatériel, de ces tâches d’analyse et de production de symboles dans lesquelles quelqu’un comme Robert Reich voit le secteur dominant de l’économie globale, n’indiquerait-elle pas une nouvelle expansion de la production ? Dans ce cas le cycle d’Arrighi ne suivrait pas le cours qu’il avait eu auparavant. Nous ne nous trouverions pas dans une phase d’expansion financière mais derechef, dans une phase d’expansion matérielle, ou, devrions-nous dire, d’expansion immatérielle. Cette autre perspective de recherche semble handicapée par l’insistance d’Arrighi sur le retour aux structures passées du cycle.

Finalement le caractère cyclique de l’analyse masque le mécanisme du processus de crise et de restructuration. Bien qu’Arrighi ait largement abordé la question des conditions de vie des classes laborieuses et les mouvements sociaux sur toute la planète, son livre lesté du poids de son appareil historique, semble ne présenter la crise des années 1970 que comme la contrepartie objective du mouvement inévitable et autonome des cycles d’accumulation du capital, et non comme le résultat d’une offensive prolétaire et anti-capitaliste tant à l’intérieur des pays dominants (de l’Europe, aux État-Unis et au Japon) que sur leur périphérie (du Vietnam à Cuba et à l’Afrique).

L’accumulation de ces luttes a joué un rôle moteur dans la crise et à contribué à déterminer le cadre de la restructuration capitaliste. Mais il y a plus important que n’importe quel débat historique sur la crise des années 1970, ce sont les possibilités actuelles de rupture. Il nous faut reconnaître où se situent aujourd’hui les points de rupture possible dans les réseaux transnationaux de production, dans les circuits du marché mondial et dans les structures globales du commandement capitaliste, ceci pour avancer vers un futur qui ne se borne pas simplement à répéter les cycles passé du capitalisme.

(traduction de Yann Moulier Boutang).


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