La collecte des déchets est devenu un énorme problème en Tunisie depuis les révoltes de 2011 (lire article suivant). L’île devient progressivement un dépotoir géant, sans pour autant en devenir laide et invivable… pour le moment.
Avant, en Tunisie, il y avait la dictature de Zine El Abidine Ben Ali – mais le pays avait la réputation d’être le pays musulman le plus progressiste du monde, la situation économique était relativement bonne, le fondamentalisme religieux était annihilé à la racine – et, sur les îles Kerkennah, à une heure de ferry de Sfax (capitale économique du pays), les éboueurs venaient trois fois par semaine.
Aujourd’hui, la révolte de janvier 2011, qui a lancé le « Printemps arabe », est passée par là – et Ben Ali est parti. On scande : liberté ! Démocratie ! Pluralisme politique, fin de l’autoritarisme pour tous les Tunisiens ! Des acquis fondamentaux.
Mais, sur les îles Kerkennah, les éboueurs ne viennent plus qu’une seule fois par semaine – au maximum.
On remonte dans les souvenirs de quelques Kerkenniens. « C’est à partir du début de l’année 2012 que les camions poubelles ont arrêté de venir régulièrement » se souvient Julie, une Anglaise de 53 ans installée aux Kerkennah depuis 2007, qui tient une petite guest-house dans le village d’Ouled Bou Ali. Elle, tombée amoureuse des îles, vante la gentillesse et la générosité de ses habitants, leur honnêteté. Parle avec passion du calme, du silence des îles, des palmiers, de la simplicité de la vie locale. Et des étoiles. Et des plages de sable blanc. Et des petits coins de paradis, et des eaux turquoise de la Méditerranée. Et des felouques de pêcheurs, qui égaient mélancoliquement la mer. Autant d’atouts qui risquent, peut-être, d’être noyés sous les immondices.
« C’est après l’arrivée d’Ennahda au pouvoir que les ordures ont commencé à s’accumuler en Tunisie »
Hamdi, un chauffeur de taxi de 34 ans qui a vécu toute sa vie sur ces îles, parle régulièrement de ce sujet avec ses passagers. Car, lorsqu’on descend du ferry pour mettre le pied sur les Kerkennah, ce sont les sacs plastiques bleus et les déchetteries sauvages nées du manque de civisme et du tarissement du budget alloué à la collecte des ordures, qui frappent le regard en premier. Et, selon lui – ou plutôt, selon ses passagers –, la situation est semblable dans le reste du pays. « C’est après l’arrivée d’Ennahda au pouvoir que les ordures ont commencé à s’accumuler en Tunisie » croit-il se rappeler.
Le jeu de mot est volontaire : il accuse le parti islamique d’avoir remplacé un grand nombre de cadres de l’administration publique par des individus favorables à Ennahda, mais qui n’avaient pas les compétences ou les diplômes nécessaires à l’exercice de telles responsabilités. Il croit volontiers les articles des nombreux journaux créés après la révolte de 2011, qui égrènent souvent ce type de scandale de corruption ou de népotisme venant de personnes liées au parti – sans toutefois étayer sérieusement les informations et les sources qui servent de bases à leurs accusations. Mais, pour un grand nombre de Tunisiens, la déception, au moins, est réelle – et considérable.
Pour comprendre, il faut remonter au 23 octobre 2011. Grâce aux révoltes de janvier, et pour la première fois depuis l’avènement de la république en 1956, les Tunisiens élisaient librement une Assemblée Nationale Constituante (ANC) afin d’entériner la démocratie et reconstruire le pays sur de nouvelles bases ; le parti islamique Ennahda, arrivé en tête des votes (90 députés sur 217), affichait sa volonté de faire des principes du Coran la pierre de voute de la nouvelle Constitution tunisienne tout en défendant les principes de liberté, d’égalité des sexes, et le refus de l’islamisme radical.
Les quelques quinze mille Kerkenniens, qui vivent en majorité de la pêche et du tourisme, ont été 42,4 % à voter pour Ennahda. Pas vraiment par conviction politique, selon les quelques bateliers, chalands et passants avec qui la conversation s’engage aisément. A leurs yeux, voter pour le parti islamique représentait surtout l’espoir de voir régner l’intégrité morale dans le pays grâce à la religiosité, grâce à la sagesse de ses dirigeants provisoires. Il fallait des hommes pieux comme ceux d’Ennahda, effrayés par le regard de Dieu, pour réussir à bannir les principaux obstacles au développement du pays – corruption, népotisme, impunité.
Mais, dix-huit mois après ces élections, la situation est plus que jamais tendue.
L’assassinat de Mohamed Brahmi
25 juillet 2013. Dans les rues d’une banlieue de Tunis, le député de gauche Mohamed Brahmi se fait assassiner par balle.
Le soir même, les rues des villes tunisiennes s’échauffent et, à Ramla, la principale ville des Kerkennah, quelques centaines de manifestants défilent. « Ennahda, démission ! » criait-on. Les slogans de la révolte de janvier 2011 ressuscitaient – « Dégage ! Dégage ! » – et l’hymne national était repris à tue-tête.
« Je suis vraiment choqué par ce qui vient de se passer » confie Mounder, un chauffeur de taxi athée communiste aux yeux verts perçants, né sur les Kerkennah. « Je ne pense pas qu’Ennahda soit allé jusqu’à commanditer l’assassinat de Mohamed Brahmi mais ils ont sa mort sur les mains ».
A ce moment-là, tout le monde suspecte les salafistes extrémistes – et la thèse est corroborée, quelques jours plus tard, par le ministère de l’Intérieur. « C’est de la faute d’Ennahda si les extrémistes sont aujourd’hui présents en Tunisie, alors qu’ils n’existaient pas sous Ben Ali ! » renchérit Mounder.
Il explique, avec des « peut-être », des « probablement », et des hypothétiques « c’est sûr ». Ennahda, en arrivant au pouvoir, a voulu instaurer dans la constitution des références à la Charia et à l’Islam – contrairement à ses promesses de campagne. « Peut-être » qu’ils ont laissé les groupuscules extrémistes comme Ansar Al-Charia se développer, afin de se poser en rempart éclairé contre le fondamentalisme religieux. Ils veulent « probablement » créer un État inspiré de l’Iran, où les forces de police et l’armée cohabitent avec des milices directement contrôlées par le pouvoir – d’ailleurs, ces milices existent déjà. Et, si Ennahda reste au pouvoir et continue d’essayer d’imposer sa conception de l’Islam, on se dirige « probablement » vers une division de la société tunisienne avec, d’un côté, les partisans d’une république laïque (où l’Islam n’est qu’une religion) ; et, de l’autre, les partisans d’un État islamique (où l’Islam est une idéologie politique, où la Charia est source de droit). « C’est sûr ». Et le ramassage des ordures ? « Des partisans d’Ennahda détournent probablement des fonds ». Vérifier l’accusation n’a pas été possible, faute de moyens.
Le genre d’histoires qui fait peur aux touristes – de façon plus ou moins justifiée
Karim, le patron du restaurant La Sirène, a vu quant à lui tout son stock d’alcool détruit par des islamistes salafistes radicaux. Quelques jours avant le début du ramadan, ils sont venus saccager l’établissement et le passer à tabac : le Coran interdit strictement la consommation d’alcool pendant cette période de jeune. Les coupables n’ont jamais été poursuivis – et, même si cette frange radicale de la population reste extrêmement marginale et invisible au quotidien, c’est leur existence même qui inquiète.
Ce genre d’histoire, ce genre de contexte, fait peur aux touristes occidentaux – qui font vivre, en temps normal, 20 % de la population tunisienne. De loin, il y a l’impression que l’insécurité monte et que le sectarisme religieux a pris le pouvoir dans le pays – ce qui n’est pas tout à fait vrai, les histoires comme celles de Karim restant relativement rares. Mais l’Office de tourisme tunisien, plutôt que de chercher à combattre cette image véhiculée par les médias occidentaux, préfère axer sa stratégie de relance en développant le « tourisme islamique » via une opération séduction à destination des pays musulmans.
« J’ai voté pour Ennahda. Pour élire une ANC, pas pour élire un gouvernement » pointe Anouar, un Kerkennien de 43 ans qui vit en emmenant les touristes pêcher sur son bateau. « On ne peut pas accuser Ennahda de tous les maux du pays, d’autant que, parce qu’ils étaient interdits sous Ben Ali, ils n’ont aucune expérience politique et ne sont pas formés à cela. Moi, je voulais surtout voir les principes et les valeurs de l’Islam dans notre constitution ». Lui, ne souhaite pas voir une constitution inspirée de la Charia mais, plutôt, une constitution où rien n’irait contre la religion musulmane – que Ben Ali s’efforçait de museler, au nom de la laïcité. « Mais c’est vrai qu’Ennahda fait peur aux touristes. Moi, ce que j’aimerais voir, c’est une constitution inspirée de l’Islam appliquée par un gouvernement laïc ».
Anouar fait partie de la majorité silencieuse des Kerkennah – ceux qui le soir de l’assassinat de Mohamed Brahmi, préfèrent profiter tranquillement de la rupture du jeune et de l’air adouci de la tombée de la nuit, préfèrent rester sur le côté. Observent, en silence, les manifestants. Certains, rares, lancent des regards hostiles. Puis reprennent leurs activités : boire un thé sur la plage, fumer la chicha, manger des pâtisseries de ramadan et bavarder, de tout, de rien, souvent à renfort de gestes théâtraux, souvent en riant. A Tunis, sur la place du Bardo, près de 30 000 personnes se réunissaient – un chiffre considérable, si l’on considère que le pays n’a que dix millions d’habitants.
Un « scénario à l’égyptienne ? »
Dans les jours qui suivent, l’appel à la grève générale du vendredi 26 juillet est massivement respecté ; l’assassinat extrêmement violent de huit soldats sur le Mont Chaambi, lundi 29 juillet, choque profondément l’opinion publique. Devant l’écran géant de Ramla, au fil des jours, de plus en plus de monde écoute le journal télévisé et certains, comme Mehdi Kachouri, rejoignent alors Tunis pour aller manifester leur mécontentement. « C’est un moment important pour la Tunisie, il faut être de la partie ! ». Ce soir, mardi 6 août, à Tunis, on annonce plus de cent mille manifestants devant le siège de l’ANC.
Peut-être que tout cela ne va aboutir à rien. Ou peut-être qu’il s’agit-là des prémices de la seconde révolution tunisienne et d’un automne arabe. Il n’y a que les « peut-être » de vrais – alors, Julie, elle, fait les yeux doux aux commerçants afin de constituer des réserves d’eau potable et anticiper les éventuels troubles à venir.
On parle d’un scénario « à l’égyptienne » – où se sont affrontés, jusqu’au sang, les pros et les anti Morsi, chef de file des Frères Musulmans, équivalents égyptiens d’Ennahda. En Tunisie, les « antis » espèrent obtenir la démission du gouvernement, et la mise en place d’un gouvernement provisoire constitué par des experts et des intellectuels indépendants qui n’auront pas le droit de se présenter aux prochaines élections. Mais y a-t-il réellement un parti politique capable de mener le navire tunisien sur un cap consensuel ?
Sur les îles Kerkennah, le commissariat n’a pas été reconstruit depuis son incendie en 2011 ; les établissements scolaires sont toujours dans un sale état – et même les bancs de poisson et les populations de poulpe, principales ressources des îles, ont diminué. Mais tout cela, Tunis n’y peut rien. « Qu’ils nous laissent tranquille » – pourvu qu’il y ait toujours des écoles, et des poissons à pêcher, des mosquées où prier, des touristes à nourrir – et des éboueurs compétents, pour ramasser les ordures.