Les historiens ont depuis belle lurette fait justice de la division stricte en siècles ronds et de leur départage entre avant et après Jésus-Christ. Ils ont même sacrifié à l’esprit superficiellement œcuménique de nos temps nunuches en oubliant le J-C pour un M.E. (Modern Era) et pire encore, aujourd’hui, ce B.P. (Before Present) qui nous plonge dans la confusion la plus totale quant aux limites assignables à ce fameux « présent » auquel l’on voudrait que se résument nos vies.
Quoi qu’il en soit, la gent historienne considère généralement que le XXe siècle a débuté avec la Grande Guerre, en 1914, pour se terminer quelque part dans les années quatre-vingt, la borne étant plantée précisément en telle ou telle année selon l’événement symbolique auquel on choisit de la river.
Le vingt-et-unième, siècle du clientélisme ?
C’est ainsi que vous avez le choix, pour ce qui est du même coup l’acte de naissance du siècle actuel et la fin du précédent, entre la chute du mur de Berlin ou l’élection de Ronald Reagan et de sa cohorte de « Chicago Boys », ces économistes de choc, théoriciens du néolibéralisme le plus agressif, celui qui s’est pensé à partir de l’Université de Chicago.

Bref, l’économie ainsi conçue, de façon très classiquement… marxiste, comme étant cette « dernière instance » dont Marx disait en effet que tout le reste des affaires humaines découlait, parvient, en tant que discours, à faire oublier qu’elle est à la fois et de part en part idéologique et politique, qu’elle n’est même que cela, malgré ses grands airs de réalisme et d’objectivité.
Cette obsession qui occupe tout notre horizon intellectuel agit même sur notre vocabulaire et sur l’idée de l’être humain que nous nous faisons et entendons imposer par son entremise notamment. Je parlerai donc ici de l’euphémisme galopant qu’impose en toutes circonstances le Big Brother économique qui nous domine. Et en particulier de la façon dont il nous contraint d’appeler un chat non plus un chat, comme le voudrait la formule, mais un… client. Comme au bon vieux temps de la Rome antique.
Du client antique et de son avatar contemporain
Au temps des Romains, on appelait en effet « client » (cliens) l’obligé, le protégé, le serviteur et en quelque sorte le vassal d’un patronus, dont l’appellation dit bien que c’est un patricien, quand l’autre est un plébéien. Même s’il dépend lui-même en partie de l’autre, politiquement et parfois militairement, le « patron » est, en fin de compte, celui qui mène, et l’on écorcherait d’autant plus une oreille romaine avec nos balivernes communes du genre « le client est roi » ou « le client a toujours raison » que cliens vient du verbe cliere qui veut dire… obéir ! Décidément, Platon avait raison, il y a bien une vérité dans l’étymologie, même si ce n’est pas celle qu’il pensait. Cette vérité nous rappelle ici que notre « patronage », avec tout ce que le terme comporte de compromissions réciproques, est encore le mode politique selon lequel nous fonctionnons, au Québec et probablement en bien d’autres démocraties dites libérales, de bouts d’asphalte et de jobs promis aux électeurs en retour d’ascenseur à quelque « monsieur trottoir » muni d’enveloppes brunes bien gonflées.
On devinera donc ma surprise et mon indignation quand, chargé, dans les années quatre-vingt

J’ai souvent l’impression de nos jours que toute relation humaine se fonde sur cette transaction qui cache sa réalité économique sous les dehors magnifiés d’un bienveillant euphémisme pour qui tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil. Bien sûr, c’est à condition que son crédit soit bon. Car il aura beau, ce client que nous sommes tous, être persuadé qu’il a des droits, y compris ceux que la nature semble lui refuser, s’il est pauvre et obscur, comme par hasard, ces droits, qu’on lui a si habilement vendus, s’envoleront en fumée au ciel rose bonbon de la crédulité.
Et le plus sournois de ces ramages dont on nous berce est sans conteste celui qui prétend qu’on vote aussi avec son portefeuille. Sous-entendu, pourquoi voter ? Pourquoi vouloir s’impliquer, intervenir, se démener dans le système qui nous gouverne ? Il suffit d’acheter, et c’est même notre seul pouvoir. Comme si l’offre s’était déjà pliée à la demande, elle qui, de toutes les façons, des plus franches aux plus perverses, la forme et la contraint ? Quand on vous disait que tout est économique ! Et que nous vous boufferons tout rond comme nous avons avalé Marx en prétendant le défaire !
Quel que soit le nom que nous donnions à notre « patron » — qui peut aussi être une abstraction ou une injonction sociale comme la communication obligatoire ou la folie narcissique universelle — et de quelque façon qu’il nous désigne, lui, avec l’euphémisme, cynique parce qu’intéressé, qui caractérise cette époque de droits bidons et de toute-puissance illusoire du « peuple », ce siècle encore jeune semble avoir imposé un type de relations individuelles, politiques et sociales qui repose sur l’intérêt bien senti et prétendument réciproque.
Notre réalité repose plutôt, loin des beaux discours lénifiants de la publicité et des réseaux sociaux, sur une dialectique plutôt tordue.
Car même si c’est parfois chacun d’entre nous qui tient par-devers lui et à son propre endroit, les deux rôles, il n’y a plus, ô Hegel, sous couvert de « patrons » et de « clients », en nos temps intéressés jusqu’au trognon ou jusqu’à l’âme, que maîtres et esclaves.
Est-ce ainsi que les hommes doivent vivre ?
Jean-Pierre Vidal
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université

