Maylis de Kerangal enrobe toujours un espace défini de ses mots si habilement choisis. Le chantier d'un pont, les wagons d'un train et cette fois, une plate. La Plate.
"Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur carrefour, le point magique d'où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l'ont trouvée, élue entre toutes et s'en sont rendus maîtres; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent , haletants, crasseux et assoiffés, l'exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule; mais aussi, ça ne veut pas de nous tout ça déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu'ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin ils se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s'arrogent tout l'espace."Elle pose le lieu et toi tu n'as plus qu'à observer ce qu'il s'y passe, au rythme de ses longues phrases charnues qui t'empêchent presque de respirer parce que tu aimes les gravir sans presque jamais t'arrêter comme on escalade une montagne pour mieux voir ce qu'il y a derrière.
Corniche Kennedy, Maylis de Kerangal, éditions Verticales