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Chamoiseau à Césaire : “maître-marronneur en connaissance”

Par Christian Tortel

De tous les éloges louant Aimé Césaire, celui écrit par Patrick Chamoiseau, et publié par le site Bibliobs du Nouvel Observateur de ce jour, est sans doute l’un des plus dignement orgueilleux, tant la vibration de l’œuvre de l’un est en résonance chez l’autre, tant l’orgueil de l’éloge se risque à en considérer d’autres comme… ” dérisoires “. Hommage d’un ” guerrier de l’imaginaire ” à un ” rebelle “, d’un marqueur de paroles à un ” maître-marronneur en connaissance ” : Césaire ? Ma liberté.

Extraits :

D’où vient ma peine à l’instant de la disparition? Pourquoi l’œuvre qui m’habite et que j’habite (avec le sentiment de n’être qu’un clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce sentiment d’une perte irrémédiable? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce «bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile immense des paupières»? («Millibars de l’orage», In «Cadastre», Seuil,1961.)

(…)

Il y a (…) une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou!) par le seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des valeurs noires, ou dans l’absurdité universitaire des catégories «post-coloniales». C’est comme si on tentait de réduire René Char à la résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M. Glissant à l’antillanité.

(…)

Si ce combat (dont Césaire est l’un des beaux emblèmes) contre le racisme, pour l’Afrique, contre l’esprit colonial, est encore à mener aujourd’hui, on s’aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n’importe quel texte césairien, que ce qui est à l’œuvre là, et qui transcende le contexte du rebelle, c’est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage; c’est bien l’interrogation résolue du mystère poétique; c’est bien le reflet d’une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre émergence au fond d’une île à sucre; c’est bien une intensité poétique rare qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles. N’importe quel mot, n’importe quel vers, et on comprend qu’il s’agit d’un poète sans limite fixant l’inconnaissable fondamental, à savoir : comment s’amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion?
«La communication par hoquets d’essentiel, j’apprécie qu’elle se fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait inévitablement dans l’inepte bavardage de l’ambiant marécage.» («Vertu de Lucioles», In «Aimé Césaire», «La poésie», Seuil, 1994.)

(…)

Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère, mais du plus haut qu’il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m’a toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs même, et m’escortant sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c’est cela le signe du grand poète: il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles qui seraient différentes de la sienne. «Parler c’est accompagner la graine jusqu’au noir secret des nombres.» («Chemin» – in «Moi laminaire») Son cheminement poétique, n’est pas dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre dans l’obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences. «J’habite donc une vaste pensée»... Césaire, c’est comme dire: maître-marronneur en connaissance.

(…)

Alors, d’où venue ma tristesse? De là : sa présence auprès de nous, était réelle, physique, pas seulement livresque et poétique, mais vivante. C’est une grâce que d’être compatriote, contemporain, d’un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos!) que seule autorise la présence du poète, et qui n’est plus la même quand c’est l’œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton, tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi, mains, croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque que les CRS déferlaient sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son verbe délicieusement incompréhensible, dans l’enceinte de la mairie, entre les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience, et, en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le lieu le plus improbable de la poésie et d’une invincible fierté. Voilà, tristesse: c’est ma jeunesse qui s’est figée.

L’hommage qu’il avait offert à Paul Eluard peut maintenant lui être rendu («Tombeau de Paul Eluard», in «Ferrements», Seuil, Paris, 1960) :

«… pour conserver ton corps
Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l’on t’étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l’amnistie haute des coquillages » 

A quoi servent les poètes? À rien, et c’est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer la beauté. René Char disait qu’un poète ne doit pas laisser des preuves de son passage, mais des traces, car «seules les traces font rêver». Seules les traces, nous libèrent.
Césaire ? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.


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