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Buenos Aires 2013 : premières observations [Chroniques de Buenos Aires]

Publié le 17 août 2013 par Jyj9icx6
A Buenos Aires, j'ai la chance d'habiter à Monserrat dans un rayon de 600 mètres autour de la Plaza de Mayo, tant et si bien que si je débarquais de la planète Mars en ayant été coupée de la Terre depuis le mois du même nom, il y a une chose qui ne pourrait pas m'échapper : Gaudium magnum... Habemus Papam. Dans la rue, vous entendez même l'expression dans la conversation des passants. Le nom de François est partout, à commencer par l'aéroport chez les employés que vous croisez et dont c'est une préoccupation immédiate que de tester la perception que vous avez du héros local (je n'avais encore vu faire ça pour personne dans ce pays). Et quelle fierté lorsque vous marquez de l'intérêt !
La photo (ou plutôt les photos) de François sont partout : sur la devanture des magasins, y compris les salons de coiffure, à la caisse de nombreux commerces, du sol au plafond dans les kiosques à journaux et sous toutes les formes, depuis le supplément hebdomadaire de Clarín ou l'album souvenir (1) de La Nación sur les JMJ de Rio (avec les articles d'Elisabetta Picqué dont je vous ai déjà parlé) jusqu'aux gadgets à la limite du ridicule comme ces énormes badges ronds à épingler sur vos vêtements, tous à l'effigie du Souverain Pontife, en passant par des calendriers 2014 très abordables malgré leur taille impressionnante (2), des fanions, des plaques fileteadas (encore rares pour ce que j'ai pu observer), des cartes postales rondes ou rectangulaires, des posters et même des planches entières de stickers pour tous les usages possibles et imaginables. Je n'ai pas encore repéré ni pins ni magnets ni mates gravés à son nom, à l'une de ses citations ou simplement ornés de son portrait (ça devrait venir!). Sur les kiosques à journaux, Evita et le Che ont soudain un peu de mal à respirer, tant ce nouveau venu prend de la place. Même Carlos Gardel y perd ses plumes de Zorzal  ! Sur les couvertures des magazines à grand tirage, la photo du Pape côtoie désormais l'habituelle pin-up un peu trop déshabillée de la dernière Star Academy à la mode. Le "choc des photos" est parfois explosif... Chose plus étonnante : je n'ai pas encore croisé un seul kirchnériste qui fasse la grimace à l'énoncé de son nom (et pourtant les kirchnéristes sont nombreux dans le monde du tango). Même de fervents militants sont ravis, notamment au Festival de Tango, là-haut, à Recoleta, lorsqu'ils constatent dans le public très international de la manifestation que de tous pays, on leur rapporte l'enthousiasme et l'amour que le Pape suscite, lui qui leur fut pourtant si encombrant et pendant si longtemps. Le fait que le monde entier aime cet homme les touche et les remplit de fierté comme je ne l'aurais jamais imaginé. De l'autre côté de l'échiquier politique, nombreux sont encore les Argentins, opposés à l'actuel gouvernement, qui croient dur comme fer que Cristina a refusé au Primat d'Argentine les nombreuses audiences qu'il lui aurait réclamées en sa qualité de Président de la Conférence Episcopale et qui lui en veulent à mort, malgré le démenti écrasant des nombreuses photos de l'homme en soutane noire à liseré rouge assis avec elle autour d'une table sous les ors de la République, photos qui couvrent précisément nos fameux kiosques à journaux (3).
Du côté économique, le paysage quotidien à Buenos Aires n'est pas très réjouissant. L'opération séduisante du gel des prix des 500 produits de base entamée en février avec la grande distribution et renouvelée à deux reprises pour durer jusqu'en octobre, c'est-à-dire jusqu'aux élections législatives définitives de mi-mandat, se révèle, sur le terrain, quoi qu'en dise Página/12, un dramatique échec. Certes les prix de ces produits se sont maintenus mais c'est au détriment du choix dans les chaînes de la grande distribution, de la qualité et d'une augmentation spectaculaire sur les produits similaires n'entrant pas dans la sélection des 500 : ces produits équivalents, mais d'une autre marque, sont environ 30% plus chers. Ils ont donc subi une augmentation de la même ampleur sur six mois, ce qui est bien pire que la moyenne de l'inflation (autour des 25% l'an). Côté gondole, je n'ai pour l'instant vu que les effets de cette politique sur mon supermarché Coto le plus proche (San Telmo) et c'est dévastateur. Le rayon fromages, dans un pays producteur de lait rappelons-le, s'est réduit de moitié par rapport à l'année dernière. Deux ou trois marques à peine, celle de Coto (Ciudad del Lago), Verónica et La Serenísima. Sancor a disparu et on ne trouve plus de fromages de Santa Rosa ni de San Ignacio. Il n'y a plus qu'un seul bleu et la part des pâtes molles, insipides, à la consistance caoutchouteuse si typique de la grosse artrillerie laitière partout dans le monde, occupe la place de la muzzarella locale un peu plus goûteuse. La vitrine des yaourts est à pleurer : vous avez désormais le choix entre yaourt à la fraise et yaourt à la fraise, là où l'année dernière vous aviez fraise, poire, pêche, pruneau, dulce de leche et même du yogur para cocinar (yaourt nature, que les Argentins ne se résolvent pas à manger tel quel, avec ou sans sucre comme les Européens, et dont ils commençaient à peine à découvrir l'usage pour des sauces ou des marinades). Quant aux pâtes à tartiner, elles ont subi le même sort : il n'y a plus que deux ou trois variétés pour deux marques, et tous produits de régime (0% ou 30%, jamais entier). L'huile d'olive est proposée à part, comme un produit de luxe, sans que pour autant son prix ait significativement augmenté (il s'agit sans doute de laisser plus de place en rayon aux produits moins chers, l'arachide, le tournesol et les mélanges ineptes mais toujours vantés par les étiquettes pour leurs supposées qualités organoleptiques). Le rayon de la yerba mate est encore plus pauvre que l'année dernière, comme si c'était possible. Les prix, très élevés l'an passé pour un produit d'une telle consommation, n'ont que peu évolué (2 pesos de plus aux 500 gr), mais le choix n'y est vraiment plus. Quatre marques et pas une de plus. De la yerba nature, avec ou sans tige (le sans tige demande plus de travail à l'industrie du broyage), plus ou moins doux (suave, pour ceux qui ne supportent pas le caractère tannique de la plante), et pour la yerba parfumée, guère autre chose que le Taragüi à l'écorce de citron et son frangin à l'écorce d'orange. Fermez le ban, il n'y plus rien à voir. Le rayon boucherie et celui des pâtes fraîches (deux vaches sacrées en Argentine) ont connu la même régression, le rayon boulangerie-pâtisserie fraîche s'est réduit comme peau de chagrin
Les opposants semblent voir dans ce désastre le résultat couru d'avance de l'imprudente campagne voulu par le ministre Guillermo Moreno (vilipendé et honni par la presse d'opposition) et il est vrai que Clarín, La Nación et La Prensa avaient annoncé dès février qu'il en serait ainsi. Les kirchneristes ont tendance à y voir un complot du grand capital pour faire échouer la politique gouvernementale. Pour ma part, je n'en crois pas un mot. C'est toute la stratégie commerciale cohérente que j'ai toujours vu appliquer depuis sept ans chez Coto qui s'effondre, son image de marque et sa relation avec sa clientèle qui prennent du plomb dans l'aile. Qu'il puisse s'agir d'une tactique bassement politicienne me paraît peu vraisemblable : le commerce fait toujours du commerce avant de faire de la politique. J'y vois plutôt soit un mécanisme technique des circuit de distribution soit une stratégie d'adaptation d'une entreprise qui a d'abord besoin de rester rentable pour survivre et qui vise donc désormais le chiffre d'affaires immédiat au détriment du développement qualitatif de plus long terme. Désolant mais réaliste.
Ceux qui semblent tirer leur épingle du jeu dans toute cette triste affaire, ce sont les supermercados chinos, les "Arabes du coin" en Argentine, ces supérettes d'allure assez miteuse et peu engageante au premier abord mais si pratiques, ouvertes jusqu'à pas d'heure 365 jours sur 365 et tenues par des Vietnamiens, des Laotiens, des Cambodgiens et même des Chinois du continent depuis les années sombres des grands exodes asiatiques. Eux proposent désormais, à des prix parfois aussi attractifs que les Coto et autres Disco, une gamme de produits beaucoup plus étendue que les grandes enseignes, eux qui n'ont que très peu adhéré au programme de gel des prix. On trouve donc dans ces petites ou moyennes surfaces indépendantes, à des prix presque identiques à ceux de l'année dernière, un grand choix de yerbas autour de 16 $ la livre (même prix chez Coto), des yaourts en packs de 4 (alors qu'on ne trouve à nouveau plus que des duos au Coto de San Telmo) autour de 12 $ avec le choix des quatre parfums habituels, dont le dulce de leche cher aux locaux, et je viens de découvrir la nouvelle tête du chino le plus proche de chez moi : c'est maintenant une mini grande surface. La grosse épicerie tristouille et déglinguée que je connaissais depuis des années est devenue un joli magasin propret, avec de belles gondoles stylées et sobres, en bois sombre s'il vous plaît, un éclairage renouvelé et une offre pléthorique de traiteur en libre-service comme on la connaissait chez Coto avant l'épidémie de grippe A de 2009 qui a tout aseptisé et glissé sous cellophane en atelier, sans plus d'odeur appétissante, sans plus d'ajustement personnalisable des quantités, sans plus ce plaisir presque gourmet déjà de mélanger les empanadas et les milanesas sur le même petit plateau en polyester compensé en se régalant à l'avance de repas sur le pouce qui se prépare ainsi. Tout le rayon, soit une bonne trentaine de préparations différentes, est à prix unique, pas cher du tout : 4 pesos les 100 gr. Les produits arrivent tout frais ou tout chauds de la cuisine (je soupçonne que le magasin s'est s'agrandi pour développer ce service, même si une partie des produits n'est pas cuisiné sur place). Des plats à l'asiatique côtoient ainsi des recettes plus typiquement argentines dans une grande harmonie gustative et odoriférante. J'y ai vu des chorizos grillés qui donnaient envie de se jeter sur un bout de pain pour les y enfouir et y croquer à pleines dents !
Dans plusieurs chinos du coin, c'est la génération des enfants qui semble maintenant à la manœuvre. Avec leurs yeux bridés, ces jeunes gens de 20 ou 25 ans sont des Argentins comme les autres, qui maîtrisent parfaitement la langue et vous accueillent avec les mêmes qualités et les mêmes défauts que leurs autres compatriotes. Quand ils sont aimables, c'est formidable. Quand ils sont revêches, ils sont aussi insupportables que n'importe quel commerçant argentin pas aimable (ça existe, croyez-moi). La génération précédente, avec son espagnol laborieux, ses courbettes et son éternel sourire, s'occupe maintenant du stand des fruits et légumes (toujours pas en libre-service) ou gère le stock dans la réserve, laissant aux petits, devenus grands, le contact avec les clients. Et les petits en question sont en train de bousculer les us et coutumes du commerce de proximité, qui, jusqu'à l'année dernière, ressemblait beaucoup à la "misérable blanchisserie de votre indigne serviteur" des premiers albums de Lucky Luke.
Quelle différence avec la ville que j'avais découverte en août 2007 !
Sur le plan politique, les primaires de dimanche dernier ont montré que 30% de l'électorat restait attaché au Frente para la Victoria (Cristina Kirchner, actuellement au pouvoir), comme il y a quatre ans. Il était donc inutile de faire voter les mineurs, leur vote n'a pas permis de renverser la vapeur. Les 70% qui restent¨se dispersent sur une opposition divisée, explosée en multiples tendances très concurrentielles les unes envers les autres, ce qui rend difficile la réalisation d'alliances durables dans l'une ou l'autre chambre et laisse donc encore les mains libres à la majorité actuelle, même avec ce risque de baisse des effectifs d'élus. Massa, qui fut quelques mois durant le très brillant Premier Ministre de Cristina, sous son premier mandat, et reste un excellent maire (intendente) de la ville de Tigre (dans le nord du Gran Buenos Aires), se révèle l'un des grands vainqueurs de cette élection préparatrice (dite PASO, pour Primaires ouvertes et obligatoires). Du coup, le ton de Página/12 a son égard a quelque peu évolué : on est passé d'une causticité particulièrement agressive au respect de l'adversaire. Les jeux ne seront fait qu'en octobre. D'ici là, Cristina de Kirchner (et Dieu sait que je ne lui suis pas hostile par principe) semble prendre un chemin assez déplaisant de négation de la réalité, de surenchère et de fuite en avant qui ne dit rien de bon pour les deux prochaines années de ce mandat qu'elle ne pourra prolonger. Avec ce qui apparaît comme de l'aveuglement ou de l'orgueil selon les sensibilités, elle prend le risque de s'aliéner encore des voix. En tout cas, c'est la première fois que j'entends aussi nettement et aussi rapidement exprimer les arguments, très sensés, contre sa politique, chez des gens qu'elle devrait rallier et qu'elle ralliait jusqu'à il y a peu : hôtesse de l'air, chauffeur de taxi, libraire intellectuel...
Et comme une surprise ne vient jamais seule, voilà que la 2x4 met un orteil dans le pluralisme en faisant parfois allusion à un article de Página/12 et vante auprès de ses auditeurs le programme proposé ce soir par la télévision publique. On marche sur la tête...
(1) Très solide soit dit en passant. (2) Présenté en 4 pages, à raison d'une saison par page (soit trois mois), il coûte 20 pesos. A raison d'une page par mois, il revient à 40 pesos.
(3) L'épiscopat lui-même avait démenti ces bruits complaisamment diffusés par Clarín et La Nación à la mi-mars. Je vous en avais parlé alors.

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