Mais de quelle défaite s'agit-il ? « Ce qui mit fin à cette unité originaire de la théorie et de la pratique, écrit Félix Boggio, c’est l’échec de la tentative d’étendre la révolution russe d’octobre, dont résulta la constitution de partis communistes stalinisés et le renforcement d’une social-démocratie réformiste. Les élaborations les plus significatives du marxisme n’ont plus, depuis lors, trouvé leur unité avec une politique partisane auprès de la classe. C’est dans ce contexte que le « marxisme occidental » est né : de la cristallisation du stalinisme et des directions bureaucratiques et réformistes du mouvement ouvrier en Europe d’une part, du coup porté au mouvement ouvrier dans son ensemble par le fascisme d’autre part. Comme le dit avec justesse Perry Anderson : « la marque cachée du marxisme occidental dans son ensemble est qu’il est un produit de la défaite [c’est l’auteur qui souligne] » .
Félix Boggio nous présente là une thèse forte du livre de Perry Anderson « Sur le marxisme occidental ». Je pense que cela mérite que l'on en prenne connaissance.
Michel Peyret
Perry Anderson : Sur le marxisme occidental
parFÉLIX BOGGIO
La publication récente de «Le marxisme du XXe siècle » par André Tosel est l’occasion pour nous de revenir sur un texte qui a fait date dans l’étude du développement de la théorie marxiste, « Sur le marxisme occidental », par Perry Anderson.
Publié en 1976, il a été une tentative particulièrement ambitieuse d’élaborer un bilan historique d’une tradition marxiste aux contours flous et dont l’homogénéité n’est pas évidente au premier abord. L’importance de l’ouvrage de Perry Anderson réside donc d’une part dans sa capacité à synthétiser en moins de 150 pages les traits communs du « marxisme occidental », et d’autre part dans la formulation d’hypothèses politiques fortes quant à l’avenir de la théorie marxiste.
Nous commencerons par tenter de résumer les thèses de Perry Anderson pour en dégager la fécondité, mais aussi les points aveugles qui grèvent leur capacité à éclairer la période actuelle. Nous tenterons ensuite de définir ce qui caractérise la spécificité de la conjoncture par rapport à ce que la démarche de Perry Anderson eut le mérite de souligner, et enfin l’intervention possible des révolutionnaires marxistes dans un tel contexte
.L’unité de la pratique et de la théorie
L’intérêt incontestable du petit livre de Perry Anderson est qu’il fournit à un public large – le texte est écrit dans une langue très simple pour traiter de penseurs particulièrement ardus – une analyse politique et historique d’un phénomène marquant du développement de la pensée marxiste en occident.
Il s’agit de la rupture entre la théorie et la pratique, condition pourtant essentielle à l’élaboration d’une théorie dont le contenu est simultanément la critique de l’état actuel des choses, et la pensée de son abolition. Marx et Engels furent, toute leur vie, en lien avec des organisations politiques du monde entier. Ils enquêtèrent et écrivirent sur des événements aussi variés que les défaites des révolutions en France et en Prusse, la guerre de Sécession aux États-Unis, ou encore la Commune de Paris. Leur travail coïncida aussi bien avec l’armement théorique du mouvement ouvrier émergent qu’avec la tentative de formuler des perspectives pour le mouvement -communiste.
Mais Perry Anderson souligne davantage l’importance du lien entre la théorie et la pratique chez les deux générations de marxistes qui succédèrent à Marx et Engels. Si le rôle de la première peut être défini comme le prolongement de l’œuvre de systématisation du matérialisme historique engagée par Engels, la deuxième occupa un rôle fondamental dans le développement du marxisme politique, et, par là, de sa théorie. Il s’agit des révolutionnaires d’Europe Centrale ou d’Europe de l’Est, comme Lénine, Rosa Luxembourg, Hilferding ou encore Trotsky.
Par delà leurs différences – qui éclatèrent sous la forme d’un antagonisme quand survint la scission dans le mouvement socialiste international au moment de la Première Guerre Mondiale – , Anderson souligne ce qui les rapprocha : « l’importance vitale du déchiffrement des lois fondamentales du mouvement du capitalisme à son nouveau stade de développement historique » et d’autre part « l’apparition fulgurante d’une théorie politique [c’est l’auteur lui-même qui souligne] marxiste . » [1]
Ces théoriciens, tous membres voire dirigeants d’organisations social-démocrates, ont donc travaillé dans la perspective de l’expression autonome du prolétariat comme classe révolutionnaire, dont les partis étaient alors en pleine expansion dans l’ensemble de l’Europe.Ce qui mit fin à cette unité originaire de la théorie et de la pratique, c’est l’échec de la tentative d’étendre la révolution russe d’octobre, dont résulta la constitution de partis communistes stalinisés et le renforcement d’une social-démocratie réformiste.
Les élaborations les plus significatives du marxisme n’ont plus, depuis lors, trouvé leur unité avec une politique partisane auprès de la classe. C’est dans ce contexte que le « marxisme occidental » est né : de la cristallisation du stalinisme et des directions bureaucratiques et réformistes du mouvement ouvrier en Europe d’une part, du coup porté au mouvement ouvrier dans son ensemble par le fascisme d’autre part. Comme le dit avec justesse Perry Anderson : « [l]a marque cachée du marxisme occidental dans son ensemble est qu’il est un produit de la défaite [c’est l’auteur qui souligne] » [2].
Ses acteurs (Althusser, Sartre, Henri Lefebvre, Ernst Bloch, Lukács, École de Francfort...) ont constamment entretenu des rapports difficiles avec les partis et organisations en lien avec le mouvement ouvrier de l’époque : extériorité, censure, rupture, exclusion, etc... L’exception tenace est celle de Gramsci, qui fut l’un des rares éléments du marxisme occidental qui ait dirigé une organisation social-démocrate. Mais son emprisonnement par le pouvoir fasciste fut aussi à l’image de la clôture de la séquence qui consacrait l’unité entre théorie et pratique, dans la mesure où Gramsci rédigea la partie sans doute la plus singulière de son œuvre, Les cahiers de prison, sans lien, sinon théorique, avec le monde extérieur.
Parmi les traits communs à cette tradition que Perry Anderson relève, on peut mettre en exergue les suivants :
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Intérêt renouvelé pour les questions philosophiques, sur le rapport du marxisme à la philosophie.
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Corrélativement, tentatives hétérogènes de trouver une filiation nouvelle entre certaines philosophies académiques (Kant et Rousseau pour Colletti, Pascal pour Goldmann, Hegel pour Lukács, Kierkegaard pour Sartre, Spinoza pour Althusser, etc...) et la tradition marxiste.
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Pessimisme quant au destin du genre humain et de la rationalité occidentale, quant à la vocation révolutionnaire de la classe ouvrière, quant aux perspectives révolutionnaires et la capacité du « communisme historique » d’être subverti ou même réformé.
Ce dernier aspect est sans doute le trait politique le plus marquant de tout le marxisme occidental. Né en opposition à l’ossification de la théorie dans les partis staliniens, aucun de ses acteurs ne parvint à fournir une explication précise et convaincante de la dégénérescence de la révolution russe.
La perspective ouverte par mai 68 et la remise en cause des appareils staliniens aurait pu, selon l’auteur, permettre la rencontre entre le legs du marxisme occidental et une toute autre tradition, la tradition trotskiste. Celle-ci aurait constitué une tentative tout à fait originale de conserver l’unité de la théorie et de la pratique dans le cadre d’une opposition résolue aux appareils staliniens ou sociaux-démocrates, fournissant une théorie puissante de leur développement après la défaite de l’élargissement de la révolution d’Octobre.
Cette rencontre aurait alors enrichi la tradition classique du marxisme, incarnée par le trotskisme, de la fécondité des analyses et des problématiques ouvertes par le marxisme occidental. L’histoire n’a pas confirmé les attentes de Perry Anderson, mais la thèse de ce dernier pourrait bien se révéler d’une actualité brûlante. Vingt et un ans après la chute du mur de Berlin, alors que l’influence du « communisme historique » et de la social-démocratie sur le mouvement ouvrier achèvent leur déclin dans les ruines de l’eurocommunisme ou son versant social-chauvin nauséabond pour le premier, et le social-libéralisme pour le second, le retour multiforme et dispersé des luttes de classe pourrait bien signifier la possibilité d’un retour à l’unité de la théorie et de la pratique de la tradition classique.
Alors que l’hypothèse communiste a été « relancée » récemment par des intellectuels aussi divers qu’Alain Badiou, Slavoj Žižek, Jacques Rancière ou Toni Negri, la réappropriation et le travail critique des productions philosophiques contemporaines par les militants révolutionnaires marxistes a des chances de (re)trouver un espace et un public militants.
Le détour par la théorie
L’intérêt essentiel de l’approche de Perry Anderson est donc sa capacité à fournir un point de repère historique quant au développement de la théorie, à situer la multiplicité des tentatives du marxisme occidental dans un cadre unitaire. Mais si la puissance d’une telle explication est indéniable, elle n’en recèle pas moins un défaut constitutif. Il s’agit de son idéalisation du marxisme classique, dont le trotskisme fut l’incarnation contemporaine pour Anderson [3].
Bien que ce dernier souligne la nouveauté des réflexions du marxisme occidental sur les questions philosophiques et culturelles, le moment qui fait l’objet du livre est considéré comme une simple parenthèse de l’histoire du mouvement communiste, et, singulièrement, du développement de sa théorie. Il serait alors envisageable de réunifier théorie et pratique comme au bon vieux temps de Lafargue, Plekhanov ou Kautsky.
Cette idée que le développement de la théorie devrait suivre le même mouvement qu’au moment de la croissance des partis ouvriers, et de leur consolidation comme force politique voire parlementaire, est insatisfaisante. Elle fait implicitement sienne la vision selon laquelle l’histoire du mouvement ouvrier est celle d’une série de victoires et de défaites, dans la perspective générale d’une accumulation de forces du côté du prolétariat, jusqu’à sa victoire finale. Il s’agit précisément de la conception vulgarisée du marxisme qui fut à l’honneur dans la IIe Internationale. Il y a lieu de considérer que c’est précisément avec cette conception de la lutte de classe que Lénine a rompu, dans la théorie comme dans la pratique.
Il ne faut pas oublier que la révolution russe succède à un désastre [4], celui du ralliement des principales organisations du mouvement ouvrier à la Première Guerre Mondiale, à cette boucherie sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Le trait principal des marxistes de la IIe Internationale fut l’incapacité à comprendre la nouveauté historique de l’impérialisme et de ses guerres. Tandis qu’un certain nombre de marxistes ont tenté à l’époque d’élaborer une théorie de l’impérialisme dans la lignée du Capital de Marx (Rosa Luxembourg, Hilferding...), Lénine fut bien le seul à en distinguer les conséquences politiques immédiates [5].
Cette clairvoyance ne saurait se réduire à la pratique de direction que Lénine avait auparavant assuré. Pour comprendre celle-ci, il faut se porter sur le détour par la théorie dans lequel il se lance dès 1914, où il consigne dans des cahiers des notes sur les ouvrages les plus divers (philosophie, sciences naturelles). Il élucide alors les limitations du marxisme de la IIe Internationale sur les questions philosophiques par un retour aux sources de la dialectique marxiste, chez Hegel et Héraclite. Réfléchissant la défaite historique représentée par la défection des partis ouvriers devant l’impérialisme, il a ouvert la voie à une évaluation singulière d’une période qualitativement nouvelle qui s’était inaugurée par une défaite majeure. C’est notamment dans ce travail de redécouverte de la dialectique que Lénine trouva la ressource pour retourner la défaite en victoire, par l’élucidation de ses tendances contradictoires, autrement dit, par l’évaluation de la situation russe comme le maillon faible de la chaîne impérialiste, la transformation de la Guerre Mondiale en Guerre Civile.
On peut tout à fait considérer les débuts du « marxisme occidental » (chez Lukács et Korsch, et dans une moindre mesure chez le premier Gramsci) comme une tentative de refonte du marxisme permettant de rendre intelligible la nouveauté révolutionnaire d’Octobre dans sa dimension philosophique.
La défaite qu’a subie la lutte de classe en Europe occidentale, et notamment l’incapacité à propager la révolution d’Octobre, a été la marque de la suite du « marxisme occidental ». Il serait cependant illusoire de penser cette défaite comme une simple parenthèse de l’histoire du communisme, et injuste de ne pas voir le marxisme occidental comme une tentative de penser la nouveauté de la séquence ouverte par ces défaites, puis la brèche dans la domination des capitalismes à l’Ouest et capitalismes d’État à l’Est.
Le renouvellement considérable qu’a subi la dialectique dans cette période ne saurait s’expliquer autrement. Alors que le marxisme occidental est né d’un lien difficile entre théorie et pratique, il a constitué un détour par la théorie pour penser le retournement possible de la situation qui avait rendu impossible la réalisation de l’unité de la pratique marxiste. Dans la mesure où cette impossibilité renvoyait à une situation réellement verrouillée, le marxisme occidental est marqué, dans sa diversité, par une tentative de produire les concepts qui rendraient compte d’un changement dans la situation, d’une « défaite de la défaite ».
Chez Althusser, une vision élaborée de la contradiction permettait de sortir de l’horizon mécaniste qui aurait attendu le surgissement d’une contradiction capital/travail clairement identifiée. L’idée d’une « contradiction surdéterminée » [6]renouait avec la sagesse politique léninienne, qui sait situer chaque mouvement de masse et chaque événement politique dans la multiplicité des contradictions qui composent la -totalité sociale, et qui sait y voir le reflet d’un antagonisme principal (prolétariat/bourgeoisie par exemple) dont les manifestations n’ont jamais l’évidence de deux camps constitués avant leur affrontement.
Le primat donné à la lutte de classe, à la spécificité et à l’originalité de ses manifestations, rend alors justice à la pensée stratégique qui évalue les situations singulières, la totalité de leurs contradictions spécifiques, pour tenter de saisir les opportunités révolutionnaires des mouvements de masse. Le travail de Sartre, malgré sa distance avec celui d’Althusser, n’échappe pas à cette ambition de penser la singularité des situations et les possibilités de rupture et de changement qu’elles recèlent [7].
On peut aussi penser à l’intérêt porté par Marcuse aux mouvements qui rompaient avec l’uniformité des sociétés « administrées », produisant un travail théorique dont les erreurs sur le statut du prolétariat n’effacent pas la pertinence d’une interrogation sur le rôle historique de mouvements que d’aucuns appelleront plus tard « nouveaux mouvements sociaux ». La réflexion corrélative des différents théoriciens du marxisme occidental sur la culture ou l’idéologie, signale une coïncidence de l’interrogation sur la reproduction des rapports de domination, et de la manière de les renverser malgré leur apparente invincibilité dans les sociétés occidentales.
Le mouvement et la totalité
Perry Anderson n’éclaire donc les enjeux du marxisme occidental que partiellement, et ne permet qu’une compréhension partielle des enjeux du marxisme d’aujourd’hui. Il explique le déplacement au sein du marxisme par rapport à ses problématiques classiques, et met en valeur la nouveauté de la réflexion du marxisme occidental, mais il ne donne pas à ce déplacement une signification différente de celle d’une anomalie heureuse, d’un écart par rapport aux classiques qui devait se résorber avec le retour d’une unité entre la théorie et la pratique. Ce que son texte ne montre pas, c’est que les conditions d’un tel retour à l’unité ont changé par rapport aux « classiques », et que le marxisme occidental est aussi l’expression de cela, du caractère problématique des conditions de réalisation de l’unité entre la théorie et la pratique.
C’est là tout l’enjeu des Cahiers de prison de Gramsci, comme le montre Tosel dans l’ouvrage sus-cité : « Comment analyser à la fois cette phase de blocage du point de vue de la construction du socialisme dans un pays arriéré et de celui de son émergence dans les pays avancés ? Dans les deux cas un même problème d’hégémonie se pose au sein d’un contexte différencié de guerre de position où il faut construire un sujet révolutionnaire à partir de sa fragmentation économique, de sa division politique, de sa faiblesse de proposition culturelle. » [8]
L’unité de la théorie et de la pratique était devenu l’enjeu même de l’hégémonie des classes subalternes dans les conditions nouvelles, à l’époque de Gramsci, du fascisme en Italie, du fordisme aux États-Unis et du stalinisme en URSS. « La nouvelle hégémonie en devenir [...] se fonde sur l’effort effectif pour lutter contre les grandes dualités qui marquent l’hégémonie ‘bourgeoise’ ou plutôt capitaliste, l’opposition entre ceux qui savent et qui ne savent pas, [...] entre ceux qui dirigent l’État et la société civile et ceux qui sont des instruments de production et des citoyens sujets, non des dirigeants. Tel est l’ensemble des problèmes que doit poser la philosophie de la praxis en les reliant à la tâche de formation de nouveaux intellectuels inscrits dans des pratiques de production de nouveaux appareils d’hégémonie, tel le parti -révolutionnaire et l’État éthique. » [9] Si Perry Anderson reconnaît l’existence de cette dimension chez Gramsci [10], son exemple ne serait selon lui qu’une exception au sein du marxisme occidental, survivance d’un passé militant et, par là-même, de la tradition classique.
Après la fin de la séquence ouverte après guerre, qui remettait à l’ordre du jour la révolution mondiale, avec d’importants mouvements de libération nationale dans le Tiers-Monde, anti-impérialistes, anti-bureaucratiques, étudiants, et d’importantes victoires obtenues par le mouvement ouvrier traditionnel, la brèche où aurait pu se résoudre en pratique la question gramscienne s’est refermée. La nouvelle séquence inaugurée par le renversement de la « dynastie » des Duvalier à Haïti, puis par l’altermondialisme et les luttes contre le néolibéralisme requiert sans aucun doute une évaluation qualitativement différente par rapport à la période précédente, qui est encore largement à élaborer.
Mais cette évaluation demande aussi un travail théorique d’ampleur sur la séquence antérieure, sur la défaite et ses conséquences. C’est de cette manière que l’on peut commencer à approcher la littérature marxiste ou critique d’aujourd’hui, y compris la plus difficile. Quel a été l’impact de la défaite sur la théorie ? Quelles orientations théoriques appuient notre combat ?
Voilà les deux questions qui travaillent le marxisme et l’ensemble des théories critiques contemporaines. C’est dans ce cadre que les militants du NPA peuvent penser leur rapport à la théorie ; c’est de cette manière que les débats au sein de la gauche intellectuelle trouvent une lisibilité dans une optique militante. Mais cela signifie précisément de laisser son temps à la théorie, le temps de la réflexion, sans qu’on y perçoive nécessairement un enjeu politique immédiat, même si toute orientation dans la pensée a des implications politiques. C’est bien le sens d’un « détour par la théorie » : concevoir qu’un travail sur la théorie marxiste est nécessaire, mais qu’il est tout aussi indispensable de saisir les points hauts de traditions différentes voire opposées, en connexion à leur moment historique d’apparition et aux problèmes qu’elles y ont rencontrés, afin d’en saisir les distances, les tensions ou les points de rencontre avec une problématique marxiste – ou encore, à la façon dont ces différentes traditions ont pu préciser, transformer ou redéfinir cette dernière.
À l’heure de la mondialisation et de ses résistances, l’enjeu est donc de saisir comment les acteurs qui tentent de donner une intelligibilité à leurs luttes sont redevables de la défaite qui les précède, défaite qui donne un contenu de vérité à un éventuel rejet du marxisme classique par leurs théoriciens. La rationalité de ce rejet actuel est notamment la mise à mal de la catégorie philosophique de « totalité », dans les circonstances de la transformation du capitalisme et des défaites des mouvements ayant une aspiration à la globalité (nationalismes [11], socialismes). On peut en déduire que les résistances théorisent par là-même leur incapacité à se situer dans la globalité, voire leur hostilité à tout geste à ambition totalisante. Notre tâche théorique coïncide alors avec notre tâche pratique : trouver une unité possible à ces résistances. Sur le plan théorique, il s’agit – comme l’énonce Thierry Labica qui commentait dans un récent article deux ouvrages de Fredric Jameson traduits en français – d’élaborer un concept de totalité capable d’« entreprendre la cartographie[du capitalisme tardif], en penser l’agencement, les connexions physiques, symboliques, politiques ; ou, plus concrètement, [d’]apprendre à se situer collectivement dans des rapports de classes eux-mêmes redistribués à l’échelle multinationale. » [12]
Par là, ce sont les points aveugles des théories critiques qu’il faut apprendre à souligner par rapport à l’objectif d’unification du mouvement, saisissant par là-même la nouveauté des données de notre situation historique, réfléchie dans les apories et les impasses auxquelles aboutissent les théoriciens du mouvement lui-même. C’est ainsi dans la confrontation avec le mouvement, en faisant face aux mêmes problèmes que lui, qu’une direction trouvera sa pertinence théorique et pratique.
Notes
[1] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, François Maspero, pp.21.
[2] Ibid, pp.63.
[3] Cf. Alex Callinicos, « Considerations on Western Marxism », International Socialism, n°99, juin 1977, consultable sur http://www.marxists.org/history/etol/writers/callinicos/1977/06/westmarx.htm
[4] L’analyse que nous développons ici est largement redevable à l’article de Stathis Kouvélakis, « Lénine lecteur de Hegel : hypothèses pour une lecture des ‘Cahiers sur la ‘Science de la Logique’ de Hegel’ ». Disponible dans son intégralité sur le site du séminaire Marx au 21e siècle (http://www.marxau21.fr).
[5] « La théorie de l’impérialisme est chez Lénine beaucoup moins une théorie de la genèse économique – comme chez Rosa Luxembourg – que la théorie des forces de classe concrètes que l’impérialisme déchaîne et rend opérantes, la théorie de la situation mondiale concrète qui a été créée par l’impérialisme. » Georg Lukács, Lénine, EDI, pp.71.
[6] Cf. Louis Althusser, « Contradiction et surdétermination (Notes pour une recherche) », Pour Marx, La Découverte, pp.85-128.
[7] « Sartre rompt avec la téléologie du récit marxiste orthodoxe, en cela avec Althusser ou Benjamin, pour restituer à l’histoire son ouverture, son incertitude fondatrice, et même la possibilité de la catastrophe. » Eustache Kouvélakis, « Sérialité, actualité, événement : notes sur la Critique de la raison dialectique » in Sartre, Lukács, Althusser, des marxistes en philosophie dir. Kouvélakis, Charbonnier, PUF, pp.61.
[8] André Tosel, Le marxisme du XXe siècle, Syllepse, pp.102, c’est le rédacteur de cet article qui souligne.
[9] Ibid, pp.136.
[10] « Gramsci, seul parmi ces penseurs, tenta directement de trouver une explication théorique à cette impasse historique fondamentale qui était l’origine et la matrice du marxisme occidental lui-même. » Perry Anderson, op. cit., pp.112.
[11] E.g. « Après 1975, comme l’ont noté nombre de commentateurs, le sentiment politique en Occident tendit à se retourner contre l’anticapitalisme révolutionnaire et les mouvements nationalistes insurrectionnels ; après 1989, c’est la mort et l’enterrement du socialisme lui-même qui furent prononcés [...]. Ceci permet de bien comprendre l’origine des dispositions fortement anti-nationalistes et anti-marxistes de la plupart des chercheurs travaillant dans le domaine des études postcoloniales » Neil Lazarus in Penser le postcolonial, dir. Neil Lazarus, Éditions Amsterdam, pp.64
[12] Thierry Labica, « le grand récit de la postmodernité », Revue Internationale des Livres et des Idées, consultable sur http://revuedeslivres.net/articles.php?idArt=29&PHPSESSID=d8e8178346ea0b4838f03b46c13d3608