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Shoah

Par Tibo75
Shoah
dimanche 25 août 2013
J’ai écrit une première version de ce texte sous le coup de l’émotion après une conversation qui m’avait beaucoup énervée. A table, un des convives relatait ses maigres et récentes connaissances de la Shoah ; c’était un peu à la façon de « Martine découvre Auschwitz », naïf montrant plus d’attachement aux détails morbides qu’à la recherche de la compréhension de ce qui est pour moi un des faits majeurs du vingtième siècle. Ce n’est pas une crise créant une rupture dans la linéarité de l’histoire et conduisant à un nouvel ordre comme pouvait l’être la seconde guerre mondiale prise dans son intégralité. Mais c’est un événement majeur de l’histoire de l’humanité. Parce que, pour moi, ce génocide est à part. Il est bien différent des autres, non pas par le nombre des morts, ni par son côté systématique. Non, c’est surtout par la façon dont il a été mené : de manière scientifique, industrielle, organisée. C’est la seule fois à ma connaissance où un génocide a été conçu comme une entreprise, planifié, régi par une administration spéciale même si l’on voit toutes les hésitations, atermoiements, luttes entre administrations pour arriver à la solution finale ; mais une fois la machine lancée, plus rien ne l’a arrêtée. La haine n’est peut-être pas bien différente de celle exacerbée par les autres génocides mais elle a été détournée pour construire une froide organisation qui au lieu de produire des voitures, s’est mise à produire des morts. Lorsque l’on lit « La destruction des juifs d’Europe » de Raul Hilberg, détaillant schématiquement tous les rouages de cette industrie, on comprend toute la spécificité de la Shoah. Jamais l’humanité n’est tombée aussi bas.
Moi aussi, je me suis intéressé aux détails morbides dévorant tous les livres de Christian Bernadac (qui portent principalement sur les camps de concentration et non pas les camps d’extermination et ne s’intéressent quasiment pas au sort des juifs), j’ai vu les films montrant les horreurs découvertes par les américains lors de la libération des camps… je détestais « Shoah » de Claude Lanzmann, œuvre monumentale de plus de neuf heures rassemblant de façon un peu désordonnée des témoignages des rescapés des camps, d’abord parce que cinématographiquement, cela n’avait rien à voir avec un film, ensuite parce que je ne comprenais pas pourquoi il avait été encensé par la foule des bien-pensants. Je lui préférais nettement « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais, plus visuel et surtout beaucoup moins long qui lui ne montre que des images d’archives commentées par Michel Bouquet, le texte étant de Jean Cayrol.
Et c’est là qu’arrive la pornographie, à force de vouloir tout voir, on en veut toujours un peu plus. Pourtant c’est malheureusement toujours un peu la même chose. Il y a bien sûr des variantes comme les pitreries de la mini-série « Holocauste » où on a l’impression que les détenus d’Auschwitz sont habillés pour un défilé de mode ou bien encore la scène polémique des douches dans « La liste de Schindler ». D’ailleurs, pour continuer un peu avec ce film, malgré l’utilisation noir et blanc qui n’est là que pour apporter un côté esthétisant et souligner la robe rouge de la petite fille, il a néanmoins un apport majeur au delà de ses images violentes ; il souligne la déshumanisation des victimes. Et c’est là le point important de la Shoah. La scène qui m’a le plus marquée c’est lorsque Amon Göth prend sa carabine et abat des détenus pour son petit déjeuner du haut de la terrasse de sa maison surplombant le camp. Comme ça, par hasard, par plaisir, par ennui. Tous ces détenus qui grouillent devant lui ne sont rien pour lui, que des numéros qu’il doit affamer et exploiter au mieux la force de travail. Il est comme le petit enfant qui ne reconnaît de conscience que la sienne, petit roi de son univers clos. Ce ne sont plus des êtres humains, ce sont des fourmis qui s’agitent devant lui. C’est un peu maigre pour un film de plus de deux heures car je ne suis pas sûr que cela soit le principal message qu’ait voulu transmettre le Spielberg, moi c’est le seul qui m’ait intéressé.
Pour moi, rien ne remplacera le témoignage d’Abraham Bomba dans « Shoah » de Claude Lanzmann. Tout en coupant les cheveux d’un client dans son salon de coiffure il décrit comment il coupait les cheveux des détenus juste avant leur entrée dans les chambres à gaz. Puis il s’arrête, Claude Lanzmann lui demande de continuer, on sent tout le désespoir d’Abraham. Jamais un film de fiction n’arrivera à rendre ce sentiment, cette impression. Ce n’est pas uniquement la mort du corps des hommes qu’il faut montrer, c’est la mort de leur esprit, et là cela devient beaucoup plus compliqué. Dans les camps d’extermination, l’avilissement de l’âme était un préalable à l’extermination physique, les détenus se faisant alors amener docilement jusqu’aux chambres à gaz. Le pire crime n’est-il pas l’ « espricide », c’est-à-dire dans une vision dualiste de la nature humaine, la torture morale conduisant l’homme à perdre toute son humanité pour retourner vers sa nature animale. Pour reprendre les mots de Raul Hilberg, l’attitude des nazis vis-à-vis des juifs est passée de « vous ne pouvez plus vivre parmi nous » à « vous ne pouvez plus vivre » et je rajouterai « vous ne faites plus partie du genre humain ».
J’ai retrouvé la même sensation dans « Naufragés et des rescapés » de Primo Levi, c’est son dernier livre, publié peu avant de mourir ; il y montre tout son désespoir d’avoir réchappé aux camps, ce livre m’a vraiment bouleversé bien plus que « Si c’est un homme » qui avait le principal mérite d’être un des premiers livres de témoignage. Est-il mort accidentellement ou s’est-il suicidé ? En lisant ce livre, je comprends qu’il n’a jamais pu vaincre le sentiment de culpabilité que lui avait infligé ses tortionnaires, ils ont tué et supprimé les morts mais ont aussi détruit l’âme des survivants. Une partie de lui est restée dans les camps.
Alors tous les détails : la différence entre camps de concentration et d’extermination, savoir quels camps utilisaient le Zyklon B, lire « Arbeit macht frei » à l’entrée du camp d’Auschwitz ne sont pas importants, pas plus que les descriptions de mort. Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les témoignages vidéos, oraux ou écrits. Mais surtout les témoignages vidéos. Rien ne pourra remplacer le regard d’un homme ou d’une femme racontant son histoire. Ni l’ « adoption » d’un enfant déporté, ni la visite d’un camp.
Je crois que tout montrer n’est pas la bonne solution, nous sommes tellement habitués aux images violentes qu’il n’est peut-être plus possible aux jeunes générations de faire la différence. Montrer la violence est une forme de pornographie alors que la raconter est nettement plus touchante. Je poursuis mon parallèle avec le cinéma : quelle différence entre la clitoridectomie d’ « Antichrist » et le corps torturé des « Mémoires de nos pères ? » Dans le premier on voit tout et la seule réaction est le dégoût qui nous fait détourner la tête. Dans le second, on ne voit rien, ou plutôt seulement le regard dégoûté des soldats américains et là l’imagination bat son plein, si le cinéaste ne le montre pas, c’est que cela doit être vraiment terrible. C’est toute la différence entre la pornographie et l’érotisme, le pouvoir de suggestion est nettement plus fort. Peut-on imaginer des images de fiction permettant de rendre toute l’horreur des camps, peut-être un jour ? « La liste de Schindler » le fait en partie. Mais pour moi, cela ne restera qu’un film qui, surtout s’il est commercial, risque rapidement de sombrer dans le pathos comme « La rafle » qui n’est là que pour arracher des larmes aux spectateurs.
La mémoire ne peut être cultivée que par les témoignages, j’en suis de plus en plus convaincu. Tous les voyages, documentaires sur les camps, les chambres à gaz ne sont rien s’ils ne sont pas couplés à la parole des vivants mais aussi aux écrits des morts. Primo Levi a dit que c’étaient surtout les « privilégiés » qui s’en étaient sortis, d’où son sentiment de culpabilité. Peut-être… C’est pour cela qu’il faut aussi lire les manuscrits des déportés des Sonderkommandos (équipes de détenus qui s’occupaient des chambres à gaz et étaient régulièrement liquidées) qui ont été retrouvés près des chambres à gaz d’Auschwitz. Ils étaient au plus près de l’horreur et leur témoignage est essentiel.
Alors oui, grâce à cet enchaînement de témoignages, le film « Shoah » est un monument, monument au pire de ce que peut-être l’être humain lorsqu’une la foule suit quelques fous furieux comme des moutons. Non pas que je crois à la méchanceté naturelle de l’homme, ni à sa bonté naturelle d’ailleurs ; je pense que rien n’est écrit, c’est à chacun de choisir sa voie, le plus grand écueil étant d’oublier qui faut aussi savoir se rebeller. La rébellion n’est pas dans la nature du plus grand nombre comme l’ont montré les expériences de Milgram sur la soumission à l’autorité, il est bien plus simple de suivre le chemin tracé par quelques bergers, quelle que soit cette voie, même si elle conduit à des actes en contradiction avec la morale universelle (notion qui d’ailleurs n’est pas très claire pour moi, il faudrait plutôt parler du système moral du plus grand nombre à un moment donné de l’histoire).
Ce film ne brille pas par ses qualités esthétiques, il est monté de façon bizarroïde, Claude Lanzmann est parfois énervant lorsqu’on le voit insister pour tirer quelques paroles supplémentaires à ses interlocuteurs mais c’est cette image animée qui (me) permet de comprendre tout ce qui s’est passé là-bas. J’aurais pu donner comme titre de cette critique : « La Shoah en images : érotisme ou pornographie ? ». Et la réponse est érotisme bien sûr car aucune fiction n’arrivera à rentrer dans l’être conscient des victimes et de leurs bourreaux.

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