Le livre comporte sept séquences
d’écritures très diverses, et en ce sens il expérimente bel et bien, mais il
repose sur une expérience de déréliction, à la fois face au social et à la
langue. Dans la première séquence, on ne distingue pas bien le poète parmi les
êtres fantomatiques qui peuplent une sorte de friche industrielle sous la
pluie : « pleut buté sur plaques fer. sur tas machines. énormes tas
sous persistante pluie. énormes tas sous sévères. pneus barres sacs machines.
matous rincés clochards coriaces. pleut pleut dur. » (p.26) Dans la
séquence six, il y a davantage de distance, mais le poète témoigne d’un même
épuisement : des travailleurs, la nuit, dans une sorte de gare de triage
en zone portuaire. Toute la séquence repose sur l’anaphore « j’ai vu »
comme s’il importait de dire cette face misérable du réel, l’effet écrasant du
social sur des vies d’hommes : « j’ai vu/j’ai vu gars avancer dans la
nuit/ (…)et leurs vraies vies étaient là/ouais pas ailleurs//j’ai vu fatigue
énorme/clope au bec lang exténuée vidée/que dire encore dire encore encore/la
nuit tombée loin »(p.95)
Il y a donc bien présence sensible de cette question : quelle condition
humaine ? Quelles conditions de vie, ou survie ? En ce sens, on
pourrait parler d’un livre engagé, le poème dénonçant une forme forcée de
sous-vivre. C’est un des enjeux du livre, mais il n’est pas le seul. Aussi
important, celui d’une butée de langue, d’une fin de course, d’un épuisement.
On l’entend dans la dernière citation, mais les trois dernières pages du livre
sont encore plus explicites : « maigre. plu de mots. rien. de peu.
plu de mots. sans. ///& » (p.106), « jusqu’où quand possible
encore dire encore.///& »(p.107), « sais pas. pas finir arrêter.
rien. / plus de je. où aller encore. oui.///fin » (p.108). Ou bien le réel
pèse trop, ou bien la langue ne porte plus assez.
Ce n’est pourtant pas faute de la triturer, de la mixer : on est sur
« un pauvre de mots » mais F. Griot connaît l’art d’accommoder les
restes ou de se débrouiller avec peu. Des pages d’une seule ligne voisinent
avec des blocs de prose avançant lentement, par ressassement, reprises,
progressant souvent par association et inclusion d’un seul nouvel élément de
matière verbale : « le ciel est gris. le ciel est tout près. le ciel
est tout près d’être gris. le ciel est ras la terre. le ciel est fait comme un
rat la terre. la terre est faite d’ombre ras la terre. le ciel est fait. la
terre est faite. l’ombre repousse. l’ombre repousse la lumière ras la terre. le
raz d’ombre repousse la lumière à ras d’ombre ras la terre () » (p.56)
On aura compris que ce travail m’intéresse dans sa radicalité, son invention,
sa conscience de la limite, voire de l’échec. Il n’en reste pas moins que j’ai
toujours autant de difficulté, depuis
« la plui » (même éditeur, 2009), avec ce qui m’apparaît comme des
concessions inutiles à je ne sais quelle avant-garde, sans nécessité : pourquoi
« & » au lieu de « et », pourquoi « dan »
pour « dans » ? Et si « dedan », alors pourquoi
maintenir « dehors » et pas « dehor » ? Cela m’échappe
un peu. De même, je ne saisis pas bien les changements typographiques de la
partie cinq : si on veut faire le choix d’une expressivité visuelle, il
serait logique que ce parti pris commande tout le livre, et pas seulement
quelques pages.
Je comprends que la « lang » du poète s’écarte de celle de la tribu.
Mais il me semble que plus on chahute la syntaxe pour l’ajuster au dire, plus
il est préférable de ne pas toucher au matériau de base : le mot.
Reste que ce livre, dans son énergie exténuée encore énergie, est un remarquable « soubresaut »,
pour reprendre le dernier titre de Beckett.
[Antoine Emaz]
Fred Griot, book 0, Dernier
télégramme, 110 pages, 13 €