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[note de lecture] Pierre-Albert Jourdan, "Exercices d’assouplissement, décembre 1975 – avril 1976", par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

 
JourdanPour Pierre-Albert Jourdan, le silence ne se confond pas avec l’absence, avec la mort, avec le néant. Ce n’est pas l’aboutissement de toute chose. C’en est l’origine. C’est cette part d’origine qui demeure, vive, en chaque réalité, et qu’il est possible d’approcher à tout moment. Quand on est vraiment à l’écoute. Sans chercher à l’être. C’est-à-dire en lâchant prise. C’est-à-dire sans chercher à ce que notre écoute débouche sur l’écoute de quelque chose, ce quelque chose serait-il le rien que l’on est en droit d’attendre d’un silence. « Il nous faut », écrit Jourdan dans ces récents Exercices d’assouplissement, « affirmer l’inconnu qui nous cerne de toutes parts, car l’inconnu ne nous refuse pas ».  
Mais cette part d’origine est-elle ce qui a modelé notre présent ? Même à un niveau très lointain ? La retrouvant, parvient-on à rétablir une continuité, et ainsi à atteindre à une forme d’harmonie qui engloberait passé, présent, et futur ?  
Non. Bien au contraire, le silence, parce qu’il est infiniment fragile, que sa nature est d’être éphémère, nous apprend constamment que c’est avec cette fragilité – qui lui est propre – que nous nous sommes construits.  
En outre, le silence est par essence ce qui surgit par accident. En effet, un silence compris comme tel n’est jamais voulu, puisqu’il ne peut survenir que lorsque l’on a fait son deuil de lui, lorsqu’on s’est refusé à l’atteindre, – à l’attendre même, c’est-à-dire à le provoquer dans sa venue avec notre désir de lui, ainsi que nous l’avons suggéré.  
Aussi, parce que c’est toujours un accident qui fait naître un silence comme c’est toujours un accident qui y met fin, le silence nous enseigne que l’accident est à l’origine de tout. Le silence nous enseigne que l’accident est l’origine. 
    
En somme, être face au silence, c’est être en proie à la généalogie de façon nietzschéenne et foucaldienne ; c’est « suivre la filière complexe de la provenance », pour reprendre les mots de Michel Foucault dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (in Hommage à Jean Hyppolite) : « La généalogie ne prétend pas remonter le temps pour rétablir une grande continuité par-delà la dispersion de l’oubli ; sa tâche n’est pas de montrer que le passé est encore là, bien vivant dans le présent, l’animant encore en secret, après avoir imposé à toutes les traverses du parcours une forme dessinée dès le départ. Rien qui ressemblerait à l’évolution d’une espèce, au destin d’un peuple. Suivre la filière complexe de la provenance, c’est au contraire maintenir ce qui s’est passé dans la dispersion qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes déviations – ou au contraire les retournements complets –, les erreurs, les fautes d’appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui existe et vaut pour nous ; c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident ».  
Dans ces conditions, être en proie au silence, c’est se mettre en danger, en refusant de continuer d’être rassuré par l’idée d’une complétude et d’une destinée qui seraient le prélude – à la mélodie courant sous la peau – de toutes nos actions.   
Et se mettre en danger est, pour Jourdan, nécessaire. Vital, même. « [C]e qui enfin nous sauve, / c’est d’être sans abri ». Ces mots de Rilke, tels qu’épelés par Heidegger dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, ont durablement marqué Jourdan, au point qu’il a épousé l’illumination qui leur a donné naissance. Il note ainsi : « On devrait se pencher un peu plus sur cette notion d’abri. On la verrait mieux en forme de gouffre ». Et il ajoute un peu plus loin : « Cette notion d’abri a de quoi stupéfier. Qui donc a eu la naïveté de concevoir quelque chose comme un abri ? L’abri est dans le sans-abri, dans l’ouverture, poitrine découverte, face à l’obscurité qui monte, ne cesse de monter. L’abri est dans cette minute miraculeusement conservée ».  
Être dans l’ouvert rilkéen, c’est être amené, soi-même, à s’ouvrir : « On nous dit d’attendre. Ce que nous faisons. Tout en sachant que la porte ne s’ouvrira pas. Peut-être est-ce là une leçon majeure : que la porte ne s’ouvre pas. Puisque c’est nous qui devons nous ouvrir ».  
Et quand l’ouverture a surgi en nous, nous inscrivant en elle, ce n’est pas le jour qui survient. Le constat est alors le suivant : « Toutes choses ainsi, si tu les travailles, ouvrent leur cœur de nuit absolue » ; constat recueilli dans les Ajouts (« pour une édition revue et augmentée de Fragments ») parus en 2011 chez Poliphile.  
Et, dans cette nuit, dans cette « nuit absolue » qui nous permet d’être vraiment à l’écoute, il est enfin possible de se rendre compte combien « [t]out s’accorde qui n’est pas artificiellement détourné de son cours » (Les Sandales de paille). 
[Matthieu Gosztola] 
 
Pierre-Albert Jourdan, Exercices d’assouplissement, décembre 1975 – avril 1976, avec sept dessins et deux pages manuscrites de l’auteur, Montélimar, Voix d’encre, 2012, [88 pages], 18 euros.  


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