Pour Pierre-Albert Jourdan, le silence ne se confond pas avec l’absence, avec
la mort, avec le néant. Ce n’est pas l’aboutissement de toute chose. C’en est
l’origine. C’est cette part d’origine qui demeure, vive, en chaque réalité, et
qu’il est possible d’approcher à tout moment. Quand on est vraiment à l’écoute.
Sans chercher à l’être. C’est-à-dire en lâchant prise. C’est-à-dire sans
chercher à ce que notre écoute débouche sur l’écoute de quelque chose,
ce quelque chose serait-il le rien que l’on est en droit d’attendre d’un
silence. « Il nous faut », écrit Jourdan dans ces récents Exercices
d’assouplissement, « affirmer l’inconnu qui nous cerne de toutes
parts, car l’inconnu ne nous refuse pas ».
Mais cette part d’origine est-elle ce qui a modelé notre présent ? Même à
un niveau très lointain ? La retrouvant, parvient-on à rétablir une
continuité, et ainsi à atteindre à une forme d’harmonie qui engloberait passé,
présent, et futur ?
Non. Bien au contraire, le silence, parce qu’il est infiniment fragile, que sa
nature est d’être éphémère, nous apprend constamment que c’est avec cette
fragilité – qui lui est propre – que nous nous sommes construits.
En outre, le silence est par essence ce qui surgit par accident. En effet, un
silence compris comme tel n’est jamais voulu, puisqu’il ne peut survenir que
lorsque l’on a fait son deuil de lui, lorsqu’on s’est refusé à l’atteindre, – à
l’attendre même, c’est-à-dire à le provoquer dans sa venue avec notre désir de
lui, ainsi que nous l’avons suggéré.
Aussi, parce que c’est toujours un accident qui fait naître un silence comme
c’est toujours un accident qui y met fin, le silence nous enseigne que
l’accident est à l’origine de tout. Le silence nous enseigne que l’accident est
l’origine.
En somme, être face au silence, c’est être en proie à la généalogie de façon
nietzschéenne et foucaldienne ; c’est « suivre la filière complexe de
la provenance », pour reprendre les mots de Michel Foucault dans
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (in Hommage à Jean
Hyppolite) : « La généalogie ne prétend pas remonter le temps
pour rétablir une grande continuité par-delà la dispersion de l’oubli ; sa
tâche n’est pas de montrer que le passé est encore là, bien vivant dans le
présent, l’animant encore en secret, après avoir imposé à toutes les traverses
du parcours une forme dessinée dès le départ. Rien qui ressemblerait à
l’évolution d’une espèce, au destin d’un peuple. Suivre la filière complexe de
la provenance, c’est au contraire maintenir ce qui s’est passé dans la
dispersion qui lui est propre : c’est repérer les accidents, les infimes
déviations – ou au contraire les retournements complets –, les erreurs, les
fautes d’appréciation, les mauvais calculs qui ont donné naissance à ce qui
existe et vaut pour nous ; c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous
connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la vérité et l’être, mais
l’extériorité de l’accident ».
Dans ces conditions, être en proie au silence, c’est se mettre en danger, en
refusant de continuer d’être rassuré par l’idée d’une complétude et d’une
destinée qui seraient le prélude – à la mélodie courant sous la peau – de
toutes nos actions.
Et se mettre en danger est, pour Jourdan, nécessaire. Vital, même. « [C]e
qui enfin nous sauve, / c’est d’être sans abri ». Ces mots de Rilke, tels
qu’épelés par Heidegger dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, ont
durablement marqué Jourdan, au point qu’il a épousé l’illumination qui leur a
donné naissance. Il note ainsi : « On devrait se pencher un
peu plus sur cette notion d’abri. On la verrait mieux en forme de
gouffre ». Et il ajoute un peu plus loin : « Cette notion d’abri
a de quoi stupéfier. Qui donc a eu la naïveté de concevoir quelque chose comme
un abri ? L’abri est dans le sans-abri, dans l’ouverture, poitrine
découverte, face à l’obscurité qui monte, ne cesse de monter. L’abri est dans
cette minute miraculeusement conservée ».
Être dans l’ouvert rilkéen, c’est être amené, soi-même, à s’ouvrir :
« On nous dit d’attendre. Ce que nous faisons. Tout en sachant que la
porte ne s’ouvrira pas. Peut-être est-ce là une leçon majeure : que la
porte ne s’ouvre pas. Puisque c’est nous qui devons nous ouvrir ».
Et quand l’ouverture a surgi en nous, nous inscrivant en elle, ce n’est pas le
jour qui survient. Le constat est alors le suivant : « Toutes choses
ainsi, si tu les travailles, ouvrent leur cœur de nuit absolue » ;
constat recueilli dans les Ajouts (« pour une édition revue et
augmentée de Fragments ») parus en 2011 chez Poliphile.
Et, dans cette nuit, dans cette « nuit absolue » qui nous permet
d’être vraiment à l’écoute, il est enfin possible de se rendre compte
combien « [t]out s’accorde qui n’est pas artificiellement détourné de son
cours » (Les Sandales de paille).
[Matthieu Gosztola]
Pierre-Albert Jourdan, Exercices d’assouplissement, décembre 1975 –
avril 1976, avec sept dessins et deux pages manuscrites de l’auteur,
Montélimar, Voix d’encre, 2012, [88 pages], 18 euros.