Magazine Culture

En heureuse compagnie. Théodore Dubois par Cédric Tiberghien et Andrew Manze

Publié le 30 août 2013 par Jeanchristophepucek
Jean Béraud Scène de bal

Jean Béraud (Saint-Pétersbourg, 1849-Paris, 1935),
Scène de bal
, c. 1880

Huile sur toile, 27 x 35 cm, Collection privée

centre musique romantique francaise palazzetto bru zane
On ne l'attendait pas vraiment – « on n'en attend pas grand chose » ajouteront les sceptiques –, mais le voici qui revient au détour de l'été, avec sa barbichette, son binocle et son air un peu pincé de premier du conservatoire. Lui, c'est Théodore Dubois, que les lecteurs de ce blog connaissent bien depuis que le Palazzetto Bru Zane a eu, n'en déplaise aux manieurs de doubles-décimètres propres, selon eux, à dresser des hiérarchies artistiques, l'excellente idée de se pencher sur lui et de faire connaître, avec une ténacité qui l'honore, une partie de sa production, remettant en question, au passage, des certitudes que d'aucuns croyaient pourtant solidement établies.

L'oubli presque total, que certains se sont empressés de trouver justifié, dans lequel étaient tombées ses œuvres nous ont valu, jusqu'ici, une belle moisson d'inédits ; le disque publié il y a quelques semaines par Hyperion dans sa très riche collection The romantic piano concerto fait, en quelque sorte, figure d'exception, puisque deux des pièces qu'il propose ont déjà eu les honneurs de l'enregistrement, cette redite pouvant laisser supposer qu'elles sont peut-être en train de retrouver une place au répertoire. La plus ancienne d'entre elles, le Concerto capriccioso en ut mineur de 1876, avoue sa dette envers les modèles germaniques de Weber et Schumann, avec ses trois mouvements fondus en un seul ensemble.

Theodore Dubois 1896
Créée par Jeanne Duvinage, l'épouse du compositeur, au piano, cette page au romantisme assumé concentre l'essentiel de l'attention de l'auditeur sur la partie soliste, traitée avec une belle virtuosité que met encore plus en relief la sobriété sans nul doute volontaire de l'écriture symphonique. Un peu plus de vingt ans plus tard, le 30 janvier 1898, c'est une œuvre nettement plus ambitieuse que Dubois fait créer à l'Opéra de Paris sous les doigts de Clotilde Kleeberg et la baguette de Paul Taffanel. Son Concerto pour piano n°2 offre un très habile mélange d'influences puisqu’il s'abreuve autant au Rhin qu'à la Seine, le premier baignant assez largement les deux premiers mouvements – le choix de la tonalité de fa mineur donne vraiment une couleur toute romantique à l'Allegro liminaire, tantôt farouche, tantôt tendre, mais toujours sans excès, et l'Adagio con sentimento profondissimo, page d'un lyrisme frémissant mais retenu – tandis que la seconde irrigue profondément les deux autres, qu'il s'agisse de l'Allegro vivo, scherzando plein de verve ou du Finale, noté Con molta fantasia : Allegro con fuoco, récapitulation brillante et parfois amusée des épisodes précédents, mouvements qui ne sont pas sans rappeler souvent les facéties de Saint-Saëns. Au travers de ce concerto à l'écriture très équilibrée dans lequel l'orchestre ne se contente plus d'accompagner mais est, au même titre que le soliste, un acteur à part entière, c'est l'image d'un Dubois moins académique qu'on veut bien le prétendre qui transparaît ; certes, la maîtrise du métier que possède l'homme est patente et imprègne fortement le discours, mais un soupir ici, un sourire là apportent, pour qui leur prête attention, un indéniable supplément de chaleur. Faisons un dernier bond d'une vingtaine d'années. Notre compositeur achève, selon son Journal, sa Suite pour piano et orchestre à cordes le jour même de son quatre-vingtième anniversaire, le 24 août 1917.
Cédric Tiberghien
Cette œuvre est du meilleur Dubois et probablement un des plus beaux inédits livrés par l'entreprise de réhabilitation dont sa musique a fait l'objet. Traversés de lueurs inquiètes (le musicien fut très affecté par les destructions de la Grande Guerre) qui ne se dissiperont vraiment qu'avec le Finale, les trois premiers mouvements sont, malgré tout, animés d'une indiscutable énergie et trouvent un équilibre parfait entre puissance et transparence. Toute la partition choisit l'option d'une ligne claire, y compris dans l'Andante dont la sensualité sonore n'est pas exempte de nostalgie, et d'une tension qui ne se relâche jamais, et offre partout de magnifiques couleurs que pimente la surprise d'un balancement un peu jazzy ici ou d'une bouffée néoclassique là, fugaces comme des mirages mais témoignant que l'auteur n'était pas si sourd qu'on a bien voulu le prétendre, lui le premier, aux nouveautés de son temps.

Cédric Tiberghien et le BBC Scottish Symphony Orchestra, placés sous la direction attentive et très aiguisée d'Andrew Manze, un chef qui, rappelons-le, signa en qualité de violoniste quelques flamboyants disques de musique baroque, savent trouver le ton juste pour servir ces trois œuvres de Dubois. Leur version brillante du Concerto capriccioso fait jeu égal avec celle de Jean-François Heisser et l'Orchestre Poitou-Charentes (Mirare, 2011, voir ici), mais leur lecture du Concerto pour piano n°2 surclasse complètement celle, bénéficiant pourtant des couleurs des instruments anciens mais hélas piètrement enregistrée et assez peu sentie, de Vanessa Wagner et des Siècles (Musicales Actes Sud, 2012), à tel point que cette page qui m'avait alors semblé un peu froide et mécanique et, pour tout dire, plutôt ennuyeuse, se révèle, avec les nouveaux venus, d'un indéniable intérêt et porteuse d'un vrai plaisir d'écoute.

Andrew Manze
Il faut rendre grâce au soliste et à l'orchestre d'oser, dans une œuvre qui le demande, une approche à fleur de sensibilité sans s'autoriser pour autant le moindre débordement, et louer la capacité qu'ils ont de faire vivre leurs dialogues et d'apporter au Concerto une ample respiration. La Suite qui, disons-le tout net, justifierait presque à elle seule l'achat du disque et mériterait de retrouver une place au programme des concerts, ne fait que confirmer les qualités dont font preuve les interprètes, qu'il s'agisse du raffinement du toucher, de la netteté des carrures et de la musicalité sans afféterie de Cédric Tiberghien, de la discipline et du phrasé impeccable du BBC Scottish Symphony Orchestra, ou de l'intelligence de la direction d'Andrew Manze qui sait visiblement très précisément ce qu'il veut faire de cette musique et s'emploie à la faire sonner de la façon la plus séduisante possible, en lui donnant ce qu'il faut de densité et de limpidité. Toutes ces remarquables individualités sont soudées par une envie de servir au mieux ce répertoire et l'implication comme la finesse qu'ils y déploient font mouche, en insufflant à ces pages ce qu'il faut de caractère sans jamais tomber dans l'effet de manche facile.

incontournable passee des arts
Si vous aimez la musique française et Théodore Dubois, ce disque est, avec celui dirigé par Jean-François Heisser mentionné ci-dessus, fait pour vous, et je gage qu'il vous prodiguera bien des joies, dont vous verrez qu'elles ont le bon goût de s'accroître au fil des écoutes. On espère vivement que le Palazzetto Bru Zane continuera à honorer de sa confiance les musiciens qui ont fait la réussite de cet enregistrement et que l'on retrouvera avec plaisir dans d'autres projets.

Théodore Dubois Romantic Piano Concerto Tiberghien Manze
Théodore Dubois (1837-1924), Concerto capriccioso en ut mineur, Concerto pour piano et orchestre n°2 en fa mineur, Suite pour piano et orchestre à cordes en fa mineur

Cédric Tiberghien, piano
BBC Scottish Symphony Orchestra
Andrew Manze, direction

1 CD [durée totale : 65'24"] Hyperion CDA67931. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Suite pour piano et orchestre à cordes en fa mineur :
[I.] Moderato

2. Concerto pour piano n°2 en fa mineur :
[II.] Adagio con sentimento profondissimo

Un extrait de chaque plage de ce disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

The Romantic Piano Concerto (Volume 60) | Théodore Dubois par Cédric Tiberghien

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Portrait de Théodore Dubois, 1896. Photographie, 46 x 34 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France

La photographie d'Andrew Manze appartient au Helsingborgs Konserthus.

La photographie de Cédric Tiberghien est de Benjamin Ealovega.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Jeanchristophepucek 43597 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine