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Impressions de Sablé : Charpentier au cœur, Telemann en fête

Publié le 03 septembre 2013 par Jeanchristophepucek

Jamais je n'aurais imaginé que reviendrais à Sablé en cette fin du mois d'août 2013. Mon dernier contact avec ce festival découvert, non sans une certaine émotion, au début des années 2000, remontait à 2011, année où j'avais assisté à presque tous les concerts, et je vous avoue que j'en étais reparti avec un sentiment assez mitigé, celui d'une manifestation au programme indiscutablement intéressant, mais finalement un peu repliée sur elle-même et en proie à une certaine autosatisfaction. Il semble que les choses se soient nettement améliorées en l'espace de deux ans et si j'ai pu émettre, ici ou là, des réserves sur certains choix de programmation, force m'est de constater que cette dernière a su également ménager une bonne place à des œuvres ou à des compositeurs moins fréquentés et que l'atmosphère du festival a tangiblement gagné en détente et en convivialité.

Ensemble Jacques Moderne Sablé 2013

Ensemble Jacques Moderne, 24 août 2013
Photographie © Festival de Sablé

Le concert donné par l'Ensemble Jacques Moderne en l'Église Notre-Dame de Sablé nous plongeait dans l'atmosphère raffinée de la maison de Marie de Guise au service de laquelle Marc-Antoine Charpentier fut de son retour d'Italie aux alentours de 1670 à la mort de sa protectrice en 1688 et pour laquelle il composa nombre de pièces de musique sacrée, dont quelques-unes font aujourd'hui partie de ce qui est regardé comme une des parts les plus raffinées d'une production qui l'est, de manière générale, au plus haut degré. Le choix de Joël Suhubiette et de ses musiciens s'est porté sur trois compositions à six parties vocales, marque insigne de luxe à une époque où l'on s'en tenait plutôt, y compris à la cour, à quatre ou cinq, deux dessus instrumentaux et basse continue. Du Canticum Zachariæ de 1686, peut-être le moins connu, aux plus fréquentées Litanies de la Vierge composées l'année précédente en l'honneur de Celle qui avait donné son prénom à Mademoiselle de Guise et au célèbre Miserere écrit lui aussi, selon toute vraisemblance, en 1685 et qui doit son surnom de « des Jésuites » au fait que Charpentier a retravaillé sa partition lorsqu'il fut employé par ces derniers à partir de 1688, ce sont les mêmes qualités d'écriture qui s'imposent. Il y a, bien sûr, une évidente maîtrise des techniques de composition qui permet au musicien de tirer le meilleur parti possible des effectifs à sa disposition, qu'il fait dialoguer ou oppose en double chœur, qu'il unit pour obtenir des effets de masse ou disjoint pour mieux faire entendre leurs couleurs individuelles – on connaît le nom des chanteurs qui, faisant partie de la domesticité de Mademoiselle de Guise, interprétaient ces pièces pour elle, Charpentier lui-même dirigeant tout en tenant la partie de haute-contre –, il y a aussi cette recherche permanente de dramatisation des affects qui, pour être efficace, n'en reste pas moins d'une grande retenue, présentant une synthèse personnelle et supérieurement aboutie des recherches expressives italiennes et de l'élégance maîtrisée si chère à l'esprit français.

Pour servir une musique dont la fluidité fait oublier qu'elle repose sur une alchimie très savamment étudiée, il faut des musiciens suffisamment familiers avec ce répertoire pour en maîtriser l'arsenal rhétorique sans jamais que l'effort semble peser. L'Ensemble Jacques Moderne, malgré une acoustique d'église un rien trop dispersante qui avait tendance, du moins du rang assez lointain où j'étais placé, à avaler certaines harmoniques, s'est montré parfaitement à la hauteur de cet enjeu et a délivré une prestation de très grande qualité. Stimulés par la direction de Joël Suhubiette, très soucieux de théâtraliser le discours en en faisant saillir les contrastes sans pour autant faire de concession sur la précision, les chanteurs ont fait assaut d'ardeur – François-Nicolas Geslot, haute-contre à l'implication très « physique » – et de sensualité – Camille Poul, Anne Magouët et Sarah Breton dont les voix lumineuses, souples et sans une once de préciosité méritent de chaleureux éloges –, tout comme le groupe d'instrumentistes au sein duquel la complicité des deux violonistes, Sophie Gevers-Demoures et Myriam Gevers, au jeu d'une grande lisibilité, parfaitement articulé et sans aucune sécheresse, faisait merveille, tout comme le continuo animé avec ce qu'il faut de rondeur et d'inventivité par Marion Middenway à la basse de violon, Rémi Cassaigne au théorbe et l'organiste Emmanuel Mandrin, dont les affinités avec la musique française du Grand Siècle ne sont plus à démontrer. Dans la nef baignée par les généreux rayons d'un soleil déjà d'arrière-saison, la musique de Charpentier, servie avec autant de cœur, avait si fière allure que les regrets du monarque qui ne sut pas l'accueillir au sein de sa cour en eussent certainement été attisés s'il avait pu l'entendre.

Grande Veillée Sablé 2013

Collegium Marianum, Jana Semerádová (flûte traversière), Les Musiciens de Saint-Julien, François Lazarevitch (flûte traversière), La Simphonie du Marais, Hugo Reyne (flûte à bec), Ensemble Amarillis, Héloïse Gaillard (flûte à bec), 24 août 2013
Photographie © Festival de Sablé

Pour le concert de clôture, l'atmosphère se faisait moins solennelle et plus rieuse. Fort judicieusement, les organisateurs avaient décidé de consacrer cette Grande veillée finale à un seul compositeur, le trop mésestimé Georg Philipp Telemann, au travers d’œuvres pour flûtes à bec et traversière interprétées par quatre ensembles dirigés par des virtuoses de ces instruments. Les contraintes de trajet ne m'ont pas permis d'entendre la seconde partie de ce concert et notamment un Concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur (TWV 52:e1) que l'on m'a rapporté avoir été très réussi, mais la première partie m'a apporté bien des joies. Les choses avaient commencé en demi-teintes, avec un rare Concerto pour flûte traversière en si mineur (TWV 51:h1) abordé de façon assez hésitante par François Lazarevitch, dont on peut se demander si ce répertoire le passionne vraiment, et des Musiciens de Saint-Julien plus à leur affaire où brillaient le violon très assuré de Domitile Gilon et la viole chaleureuse de Lucile Boulanger. Le problème était un peu inversé avec La Simphonie du Marais qui s'attaquait au célébrissime Concerto pour flûte à bec en ut majeur (TWV 51:C1) dans lequel la brillante prestation d'un Hugo Reyne en grande forme a fait oublier un groupe instrumental un peu pâle. Le meilleur était néanmoins à venir et il prit le visage de deux femmes qui devaient livrer les lectures les plus convaincantes du concerto qu'elles avaient choisi. Celle qui a suscité le plus de murmures d'admiration dans le public est Jana Semerádová qui, à la tête d’un Collegium Marianum impeccablement réglé, a offert un Concerto pour flûte traversière en ré majeur (TWV 51:D2) très enlevé et sensuel, parcouru par l'esprit de la danse et qui vous prenait par la main dès la première note pour vous laisser tout sourire reconnaissant lorsque la dernière s'était évaporée. Pour certains spectateurs, la musicalité aussi élégante que conquérante du Collegium Marianum était une révélation, mais pour moi qui ai découvert cet ensemble à Sablé un certain 25 août 2007, il s'agissait d'une confirmation supplémentaire d'un talent qui lui vaudra, je l'espère, de nouvelles invitations dans les festivals français. Suivant immédiatement ce petit moment de grâce, la proposition de l'ensemble Amarillis dans le Concerto pour flûte à bec en fa majeur (TWV 51:F1) n'a pas déçu. Il s'agit probablement de celle où l'esprit de la musique de chambre exécutée entre amis était le plus clairement perceptible et où les pupitres s'équilibraient le plus idéalement, la volubilité d'Héloïse Gaillard trouvant, entre autres, dans le clavecin souverain de Violaine Cochard, la luminosité du violon d'Alice Piérot et la verve du violoncelle d'Annabelle Luis des partenaires à sa hauteur.

En quittant le centre culturel de Sablé réchauffé par des applaudissements nourris pour reprendre la route dans la piquante fraîcheur de la fin de soirée sarthoise, on se disait, filant la métaphore de la thématique de l'édition 2013 du festival, que cette belle journée en avait donné, par sa qualité comme par sa générosité, une excellente illustration et que l'on prendrait plaisir, dans l'attente de celles à venir, à se ressouvenir de ces heures véritablement précieuses.

Festival de Sablé 2013
Festival de Sablé 2013, 24 août 2013

1. Marc-Antoine Charpentier, Motets pour Mademoiselle de Guise : Canticum Zachariæ H.345, Litanies de la Vierge H.83, Miserere « des Jésuites » H.193

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

2. Georg Philipp Telemann, Concertos pour flûtes : pour flûte traversière en si mineur TWV 51:h1*, pour flûte à bec alto en ut majeur TWV 51:C1**, pour flûte traversière en ré majeur TWV 51:D2***, pour flûte à bec alto en fa majeur TWV 51:F1****. [Non entendus : Ouverture pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur adaptée de l'Ouverture pour deux flûtes traversières en mi mineur TWV 55:e1 extraite de la Tafelmusik */** et Concerto pour flûte à bec et flûte traversière en mi mineur TWV 52:e2 ***/****]

*Les Musiciens de Saint-Julien
François Lazarevitch, flûte traversière & direction

**La Simphonie du Marais
Hugo Reyne, flûte à bec alto & direction

***Collegium Marianum
Jana Semerádová, flûte traversière & direction

****Ensemble Amarillis
Héloïse Gaillard, flûte à bec alto & direction

Évocation musicale :

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Litanies de la Vierge, H.83 : Kyrie eleison

Ensemble Jacques Moderne
Joël Suhubiette, direction

200 ans de musique à Versailles MBF 1107
200 ans de musique à Versailles. 1 coffret de 20 CD MBF 1107. A rééditer.

Georg Philipp Telemann (1681-1767), Concerto pour flûte à bec alto, cordes et basse continue en ut majeur, TWV 51:C1 : [IV] Tempo di Minuet

Maurice Steger, flûte à bec alto
Akademie für Alte Musik Berlin

Georg Philipp Telemann Blockfloten-werke Steger AKAMUS
Œuvres pour flûte à bec. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901917. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.


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