La littérature française, c'est un peu comme au Festival de Cannes, les livres qui font franchement sourire ne sont pas nombreux au milieu des drames et des auto-fictions déprimantes. Alors, quand on repère un auteur qui se démarque de cette tendance et propose des romans où l'on fait la part belle à l'ironie, même parfois facile, on n'hésite pas, on y revient, comme disait le slogan d'une enseigne de grande distribution aujourd'hui disparue (ne croyez pas que cette phrase est là par hasard, je suis juste dans le thème du livre, figurez-vous !). Trois ans, si je compte bien, après un premier roman hilarant, "le Front Russe", consacrée aux vicissitudes de la vie de diplomate débutant, Jean-Claude Lalumière nous propose de partir en excursion culturelle à travers notre beau pays, et ce n'est pas triste... "Roll up, roll up for the cultural mystery tour", pourrait-on chanter sur un air des Beatles, montons dans le Cultibus d'Alexandre et Otto et prenons la route pour nous lancer dans "la Campagne de France", à lire aux éditions le Dilettante.
Alexandre et Otto sont deux amis qui ont choisi de quitter l'enseignement et de s'associer pour monter une entreprise du côté de Biarritz (un choix réfléchi, absolument pas le fruit du hasard). Passionnés d'histoire et de littérature, le jeune français et son ami allemand ont lancé une agence de voyage à but culturel proposant des excursions thématiques en bus à travers la France et même l'Europe. Par exemple, on trouve un produit intitulé "Théâtre des bons engins", qui, comme son nom ne l'indique pas vraiment, emmène les touristes à la découverte des maisons de poètes du XVIème siècle...
Il faut bien le reconnaître, le Cultibus, puisque tel est le nom de cette entreprise ambitieuse, ne remporte pas un succès phénoménal... Au point que la trésorerie vient à manquer. Alors, monsieur Dunoyer, leur expert comptable, demande aux deux jeunes hommes de faire quelque chose, et vite, sous peine de devoir très bientôt mettre la clé sous la porte... Et de leur signaler, sereinement mais fermement, qu'ils devraient songer à revoir un peu leur copie, afin de toucher un public potentiel un peu plus large...
Car, le vrai problème du tandem formé par Alexandre et Otto, c'est de penser que le patrimoine culturel français intéresse tout le monde et, surtout, qu'il est accessible au plus grand nombre. Or, qui, à part Alexandre et Otto, sait que "Théâtre des bon engins" est le titre d'un ouvrage de Guillaume de la Perrière consacré aux emblèmes ?
Les seuls clients à avoir choisi cette excursion étaient des agriculteurs qui ont mal interprété son nom et l'affaire a failli bien mal tourner pour les deux guides qui n'ont dû leur salut qu'à une retraite stratégique alors que leurs clients mécontents voulaient se saisir d'eux pour leur faire un mauvais sort, on imagine (le goudron et les plumes ?)...
Il leur faut donc changer leur fusil d'épaule et remettre leur ouvrage sur le métier pour que de nouveaux groupes viennent toquer à leur porte et montent dans le Cultibus afin de faire une excursion qui les ravissent, les enthousiasment, les comblent de A à Z... Si Otto reçoit le message et commence à envisager de nouvelles voix, Alexandre, lui, est inflexible, il veut faire découvrir ou redécouvrir l'immense patrimoine que recèle notre pays avec une forte dimension culturelle, la valeur ajoutée, pense-t-il, de son projet...
Alors, on va plancher, phosphorer, "brain-stormer", si vous me permettez cet anglicisme qui me vaudrait les foudres de nos deux héros, afin de trouver LE projet capable de sauver Cultibus de la faillite. Au grand désarroi d'Alexandre, c'est Otto qui va proposer et même imposer le point d'arriver de leur future excursion : Bergues et son beffroi, immortalisés par Dany Boon dans le très populaire "Bienvenue chez les Ch'tis"...
Otto a une seconde idée censée attirer les foules, mettre en avant dans ce voyage l'amitié franco-allemande, qu'ils symbolisent parfaitement eux-mêmes, après tout... Là encore, dans leur douce naïveté, ils sont certains de faire mouche et d'attirer enfin ce "grand public" dont on leur rebat les oreilles et qui serait leur seule planche de salut...
Toutefois, pour sauver son ami du désespoir, le jeune allemand va concéder à Alexandre que les étapes, entre Biarritz et le Nord-Pas-de-Calais, soient d'une toute autre tenue culturelle. Malagar, la maison de François Mauriac ou encore le village martyr d'Oradour-sur-Glane sont au programme et, promis, juré, craché, rien ne les détournera d'un iota du parcours routier prévu !
Apparemment, le nouveau programme de Cultibus est efficace, voilà que vient s'inscrire un groupe d'une dizaine de personnes, membres d'une association de retraités de Saint-Jean-de-Luz. Malgré leurs doutes et le ronchonnement persistant d'Alexandre, ils prennent la route à bord d'un bus bien particulier qui devrait vous rappeler quelque chose. Avec eux, ce groupe qui va bientôt leur montrer que leur idée des attentes du "grand public" aurait encore besoin d'être peaufinée...
Commence, en effet, un voyage tout simplement cauchemardesque où les clients, plus indisciplinés les uns que les autres, ne vont en faire qu'à leur tête et faire tourner en bourrique nos deux pauvres intellos, désemparés. Et quand ils parviennent enfin à remettre tout le monde dans le droit chemin, celui qu'ils ont tracé; ce sont les éléments extérieurs qui s'emmêlent pour leur (pourrir) compliquer un peu plus encore l'existence...
Je ne vais pas entrer dans le détail des péripéties, il faut vous les laisser découvrir, mais je vais m'intéresser aux personnages qui font aussi de "la Campagne de France" un bon moment de lecture. A commencer par Otto et Alexandre, et plus particulièrement le second nommé. Otto, avec son accent qui se renforce sous le coup de l'émotion, est plutôt neutre, un peu plus introverti que son compère, mais aussi moins impulsif qu'Alexandre qui prend vite la mouche et défend avec flamme une vision de la culture complètement en décalage avec la société actuelle.
C'est bien simple : Alexandre, on dirait... moi !
Il a une vision que lui trouve normale, au sens étymologique du terme, dans la moyenne, on va dire, alors qu'en fait, ses centres d'intérêts sont à des années lumières des préoccupations d'aujourd'hui dans le domaine. Du Bellay, Mauriac, l'histoire liée aux lieux, l'architecture, tout ce qui est lié au passé, pour simplifier, mais pas abusivement, tandis que ses clients ne vivent que dans le présent, dans ce qui a marqué récemment leur mémoire, leur esprit...
Quand le savoir d'Alexandre et Otto sort tout droit des cours universitaires qu'ils ont reçu, assimilés avec la détermination qui accompagne souvent les vocations, celui des retraités se limite à ce qu'ils ont vu à la télévision (et plus au JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut que dans les Thémas d'Arte), aux succès populaires et même aux clichés, comme l'association de Cholet aux mouchoirs ou de Cherbourg aux parapluies, par exemple...
En fait, cette excursion, c'est le choc de deux cultures, deux modes de vie et de penser. Mais, ce que Lalumière met aussi en évidence, c'est une forme de mutation du mot culture, liée, sans doute, à la société de consommation et au développement des médias de masse. Je ne vais pas parler d'abrutissement, ce serait un peu trop simple, non, je pense que c'est plus subtil.
Bien sûr, la base de départ est fine, mais a-t-elle un jour été plus épaisse ? Ensuite, on voit des personnes qui ont fonctionné comme des mémoires tampons : une information en chasse une autre, la mémoire ne stocke rien. J'ai aussi trouvé que la dictature de l'émotion immédiate était à l'oeuvre, quand les deux jeunes, eux, on ce côté étudiant, avec plein de recul et une légère odeur de naphtaline et de papier jauni... Je m'explique : les retraités n'en ont pas grand chose à faire des demeures ou châteaux marqués par l'histoire, mais, par contre, ils sont fascinés par les maisons ravagées par Xynthia, et ce coin de Vendée est aussitôt comparé à... Pompéi... Idem pour les maisons de grands auteurs qu'ils n'ont jamais lus, alors qu'on peut voir à chaque coin de rue un musée consacré à à peu près tout et n'importe quoi...
Pour reprendre encore un slogan (diantre, serais-je aussi contaminé par cette modernité de mauvais aloi ?), ils n'ont pas les mêmes valeurs ! Du coup, le projet originel va vite voler en éclat, au revoir les étapes prévues, au revoir l'amitié franco-allemande et vive l'improvisation ! Avec toutes les (mauvaises) surprises que cela peut réserver... Comme le dit André Berthelot, le leader des retraités, avant le départ : "L'aventure est partout, l'imprévu à tous les coins de rue et le péril inévitable..." Il ne croyait pas si bien dire !
Daniel, c'est le bon sens, souriant, disponible, toujours près à régler les problèmes, il a une âme de GO (Gentil Organisateur), ce monsieur. Mais, il va aussi être l'un des personnages les plus touchants du roman, parce qu'il a un secret, qui va se révéler sur le tard. Tout comme celui d'Alexandre, mais je n'en dirai pas plus sur l'un comme sur l'autre.
Autour de Daniel, un sacrée bande de chenapans du troisième, voire quatrième âge... Daniel Hernandez, qui voudrait bien prendre la place au volant du bus, au grand dam de tous les autres, et son épouse Chantal, la reine du bigoudi, René Chateaubriand (non, pas comme l'écrivain, comme le steak !), le goinfre de service, Boutinot, Michel, le militaire en retraite (tiens, j'ai l'impression de l'avoir déjà croisé, celui-là...), Grégoire Germain, le doyen du groupe et le bien nommé, puisqu'il a gardé une haine pour, excusez-moi, le boche chevillée au corps, Denise Rosenberg, ancienne enseignante qui souffre d'un début d'Alzheimer et, inscrits de dernière minute, même un peu trop tard, ce qui va compliquer l'intendance, les Etchevrry qui goûtent enfin à une retraite paisible après leur vie infernale d'agriculteurs...
Sur la route (parapapampam), ils seront amenés à croiser d'autres personnages qui, par la force des choses, vont s'agréger au groupe, sans forcément s'y intégrer, mais jouer un rôle certes secondaire et pourtant important. Comme Josy, la vendeuse de frites, symbole à elle toute seule de l'immobilisme à la française, et qui est un personnage qui touche le lecteur, parce qu'elle a perdu ses illusions... Sa rencontre avec nos pieds nickelés du tourisme culturel va la remettre sur les rails...
Et puis, il nous faut parler de ce titre... "La Campagne de France". Si je vous dis qu'on peut le comprendre dans différents sens, je ne crois pas que vous serez étonnés... Prenons le premier sens, celui de la ruralité. Alexandre et Otto sont des citadins, oserais-je dire qu'ils sont les archétypes du bobo ? Oui, j'ose, ils ont ce côté snob du citadin ajouté au côté pédant de ceux qui savent... Et pourtant, ils ont choisi de s'installer dans une ville de province de taille moyenne, Biarritz, et de proposer des séjours suivants des sentiers éloignés des grandes artères.
Leurs passagers eux aussi viennent de cette campagne, pas seulement les agriculteurs, mais tous, qu'ils soient nés au pays basque ou qu'ils aient choisi d'y passer leurs vieux jours, n'ont pas ce côté citadin affirmé des deux benjamins. D'où, aussi, un décalage certain dans la manière d'envisager les choses, pratiquement pour chaque activité quotidienne, qu'elle soit liée ou pas à l'excursion.
Mais, cette campagne-là sert aussi de décor à un roman sur la France du XXième siècle qui perd peu à peu ses racines. Et avec elle, son patrimoine et ses richesses humaines, artisanales, industrielles, architecturales, tout ce qui fait notre douce France, cher pays de leur enfance. En sortant du côté musée d'une France mise sous cloche pour se retrouver dans des sites "réels", ancrés dans le présent, ils vont découvrir des situations où l'auteur, finalement, nous dresse le portrait d'un pays qui se vide de sa substance.
Un exemple parfait : Lalumière se moque gentiment de la mode du tourisme industriel, très en vogue depuis quelques années. Avec une visite d'une usine fabriquant des confiseries qui vaut, ah, ah, ah, son pesant de cacahuètes. Le genre de passage à faire grincer des dents ce cher Arnaud Montebourg, si persévérant dans sa quête de réindustrialisation... Mais, en même temps, cette idée m'a parue crédible, très représentative d'une certaine, attention, concept, disneylandisation du pays (notion empruntée à la géographe Sylvie Brunel) que j'en ai ri presque jaune...
Autre sens de notre titre, le sens militaire ! Notre groupe est une vraie armée en campagne, avec deux généraux qui essayent de reconquérir leur pays devant l'envahisseur moderniste et pro-éphémère, suivis de vieux grognards blanchis sous le harnais qui aimerait bien battre en retraite paisiblement et s'adonner d'abord à des loisirs sans prise de tête, qui viennent juste contenter leur satisfaction immédiate.
Les soucis d'intendance récurrent qui vont finir par se matérialiser quelque part entre Consourson-sur-Layon et Cizay-la-Madeleine de manière criante. Là, la campagne devient une retraite, décidément, on n'en sort pas, et c'est comme si l'on revenait du Front Russe (tient, ça me rappelle encore quelque chose...) en devant traverser une Bérézina glacée...
Et puis, dernier sens, le côté politique de cette campagne. Bien sûr, Alexandre et Otto ne briguent les suffrages de personne, mais il y a tout de même un peu ce côté missionnaire du politique dans leur démarche. Prêcher la bonne parole de la culture made in France et de l'amitié franco-allemande, dignes successeurs des duos Adenauer/De Gaulle, VGE/Schmidt ou de Mitterrand/Kohl (on se situe avant la visites de ces derniers jours du président allemand à François Hollande)...
De plus, je l'ai évoqué, ce bus qui accueille les clients de Cultibus nous relie directement à cette dernière acception. Jean-Claude Lalumière est un pince-sans-rire dont l'ironie douce n'en est pas moins acide. C'est aussi, et Dieu sait qu'en ce moment, ce sujet fâche, une vraie réflexion sur la politique culturelle à mener. La France est un pays qui aujourd'hui détruit du patrimoine faute de pouvoir l'entretenir, accentuant la désertification des campagnes au profit des villes ou l'offre culturelle est innombrable, mais plus commerciale, bien souvent, que qualitative.
Allez, j'en reste là, je crois que je pourrais faire mon Alexandre des heures, mais ce n'est pas le sujet. "La Campagne de France" est un roman drôle, jouant sur le comique de situation, le plus souvent, avec talent, acuité et ironie, quelques facilités, j'en conviens, mais y recourant moi-même, je ne serais pas le mieux placé pour reprocher cela à un écrivain...
J'ai ri souvent, souri encore plus, même si je trouve "le Front Russse", le précédent roman de l'auteur plus percutant. Mais ne vous y trompez pas, Jean-Claude Lalumière n'est pas seulement un auteur de comédie, je me demande même si cette appellation n'est pas péjorative, la preuve en est la fin de son roman, pleine d'émotions et marqué par le rapprochement entre les générations et les visions des uns et des autres.
Une ode à l'ouverture d'esprit et à l'éclectisme, à l'écoute de l'autre et à la curiosité et, aussi, au fait qu'il faut de tout pour faire un monde... Citation empruntée à Raymond Queneau et à sa "Zazie dans le métro", un pan de notre culture littéraire que, j'espère, ne renieraient ni nos universitaires, malgré leur formation classique, ni nos retraités, à qui ça doit bien dire quelque chose !
Et en plus, je suis sûr qu'on doit pouvoir visiter sa maison natale au Havre !!