Zoé Balthus
Nicolas Bouvier - 22 Hospital Street - Un film documentaire (2005) de Christoph Kühn
Nicolas Bouvier prit la route à 19 ans. Il quitta Genève et s’en tint éloigné treize années durant. Il avait voulu partir loin de sa contrée natale, sillonner la terre, prendre le temps de vivre sous d’autres cieux, partir loin et pour longtemps. Il avait choisi de confronter ses rêves de l’étranger à l’étranger et devenait un étranger en soi, peut-être partout et pour toujours.Il avait ouvert les yeux sur cette grande Terre, les avait plongés dans la multitude de regards qui s'y croisaient. Il s'est jeté au monde, a puisé son or dans les traits des visages rencontrés au hasard des chemins sur lesquels il s'aventurait. Il s'est noyé au fond de l’inconnu, afin de mieux se perdre de vue.
Au contraire du touriste, il n'avait pas mis les voiles « pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël.» D'expérience, il affirmait dans Le Poisson-scorpion qu'il fallait « que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. »
Il entendait le voyage tel qu'un éveil à l’existence et à la valeur du temps qui passe, un face-à-face sans artifice, sans enluminure, sans dorure, sans voile, sans pudeur, telle quelle, dans sa vérité pleine et entière, dure et pénible, belle et pathétique, violente et dramatique.
En chemin étranger, on se quitte soi-même, on se défait de ce qui prédéfinit, pré-oriente, prédétermine. L’écrivain semblait entendre le voyage telle une conjuration du sort, du sort qui incombait naturellement, qui allait de soi et qu'il refusait. Il entendait être le maître de son destin ou, en tout cas, s’en offrir l’illusion.
« On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d’attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu’on voit passer c’est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu’on a vu ? »Tout est en question, sans cesse.
Le grand voyageur a connu le sentiment d'abandon du milieu naturel et partant, d'abandon de soi. Il sait la difficulté du déracinement, l'épreuve de l'oubli. Il prend conscience de sa disparition aux yeux de ceux qu'il laisse derrière, de même que les paysages et leurs habitants familiers se volatilisent dans son esprit pour laisser place aux êtres et rivages qu’il visite. Leurs images s'estompent au loin, puis peu à peu au sein même des souvenirs, elles prennent l'allure de mirages. D'autres visages apparaissent le long des terres étrangères qui, à peine apprivoisés, ne tarderont pas à devenir flous à leur tour, aux premières heures du périple suivant.
L’existence du voyageur est une mer aux flux et reflux incessants, comme des marées. Elle se vide et se remplit constamment au gré de ses pérégrinations. Bouvier, dans L’Usage du monde, disait avoir ressenti que, « comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »
Partout où le voyage le conduit, il fait peau neuve. Il se produit une sorte de mue du voyageur. Ce qu'il était se désagrège. D'une rive à l’autre, seulement enveloppé du temps et de l’espace présents, il n'est jamais le même. Plus il s'éloigne d'où il vient, plus il s'en tient éloigné longtemps, plus il se défait aisément de ce qui l'encombre, ce qui pèse inutilement, pour ne conserver que l'infime et strict nécessaire. Ainsi, il se rapproche de l'essentiel. Il avance de plus en plus excorié et nu, soumis à une succession de métamorphoses qui le préparent à l'absolu dénuement de sa finalité d'os et de poussière.
Bouvier avait flirté avec la mort à Ceylan, connu la faim au Japon, était passé par des moments très difficiles et périlleux qui, disait-il, « vous renvoient à vous-même avec brutalité, comme un poignard qui tout d’un coup se retourne contre celui qui le tient. A ce moment-là, on s’aperçoit qu’on n’est rien. »
Autrement dit, les épreuves du voyage crèvent l’ego, cette vaine baudruche, chahutent l’orgueil, ce grotesque postiche, forcent l’humilité face à la reconnaissance de son immense ignorance, font sentir et mesurer toute la réalité de la misérable vacuité des hommes. « Quoi qu’on puisse faire, on n’a finalement que ses carences et sa niaiserie à opposer à l’invention du monde qui est fabuleuse. » Bouvier enfonce le clou.
Se frotter au monde dès lors, c’est accepter de se soumettre à ses innombrables, insoupçonnés, imprévisibles périls et merveilles.
« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c'est du patinage ou du tourisme », soulignait-il de sa malicieuse ironie dans Le Poisson-Scorpion. Cet ouvrage, qu’il qualifiait de « petit conte noir tropical », fut le fruit d’une écriture-exorcisme à l’issue de son séjour de huit mois à Ceylan dont il était parvenu à fuir l’emprise, alors qu'il était victime de son enchantement négatif.
Après Ceylan, il avait repris goût à la vie au Japon, contrée qui joua un rôle déterminant dans son existence, en modifia bellement le cours. En arrivant, il avait été si heureux d’y retrouver « un monde où les femmes existent.»
« J’aime beaucoup les Japonaises et j’en aurais volontiers épousé une si l’une d’entre elles avait bien voulu de moi. […] ça m’a aussi valu de fréquenter les prostituées et d’avoir beaucoup de respect et d’amitié pour cette catégorie de personnes. »Il s’était lié en effet à de petites paysannes qui se prostituaient dans le quartier de Tokyo où il logeait. Elles l’accueillaient dans la journée dans leur bordel où il trouvait de la fraîcheur pendant l’été, de la chaleur l’hiver et pouvait y écrire à son aise. Il avait très envie de leur consacrer une histoire, disait-il, « pas une histoire d’amour, mais une histoire de femmes. »
Bouvier était un naufragé, et son écriture, un vagabondage érudit et imagé au cœur du vivant et du lointain, une initiation à la vie, à la mort, à L'Usage du Monde.
Il avait découvert que l’écriture, « lors qu’elle approche du “vrai texte” auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que comme lui, elle est une disparition. »
Cette notion de vrai texte en tant qu'effacement de toute espèce de transmission égologique était son idéal. Dans l'écriture même, il voulait tendre vers ce jaillissement d'un monde dépouillé de lui-même, n'aspirait à rien d'autre qu'à l'oubli de soi, qu'à extraire l'essence même de l'humain, à se fondre idéalement au tout et n'exprimer plus que ce qui a valeur universelle.
Il serait erroné d'entendre cet effacement de soi comme la résonance d'une difficulté d'être, d'une absence de légitimité au monde. Au contraire. Bouvier était un grand penseur, dont la soif de connaissance était impossible à rassasier. Il était loin du révolté amer qu'incarnait, en revanche, son ami Lorenzo Pestelli rencontré au Japon, qui blâmait sans cesse le monde. Bouvier cherchait inlassablement, avec bienveillance, et se perdait sûrement, avec sagesse. Et tant le voyage que l'écriture nourrissaient sa quête.
Fort de l'enseignement du moine, poète, voyageur nippon Bashô qu'il lut au Japon, il avait conclu que le je est une ombre portée au cœur de l'image et du texte, et par conséquent, qu’il doit à tout prix s’absenter, se rendre invisible et muet pour laisser voir et entendre ce qui doit être transmis sans être oblitéré par l’identité.
Au fur et à mesure de ses dérives planétaires, de ses errances, il se sera ainsi « débarrassé du superflu par érosion, c'est-à-dire de presque tout. »
En tout cas, il se sentit « débarrassé d'une quantité de conneries et dépositaire d'une quantité de trésors », confia-t-il à Irène Lichtenstein-Fall dans une série d'entretiens, publiée en 1992 par la maison d'édition genevoise Metropolis, sous le titre Routes et déroutes.
« C'est uniquement pour ça que je me suis mis à écrire. Je n'avais pas du tout envie de mener une vie d'écrivain [...], déclara-t-il, je ne pouvais pas garder tout ça pour moi. »
Dans ses précieuses Réflexions sur l’espace et l’écriture, il admettait que « sans cet apprentissage de l’état nomade », il n’aurait « peut-être rien écrit. »
Il estimait que « pour les vagabonds de l'écriture, voyager c'est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l'accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine. »
Il disait l'enseignement inestimable que l'étranger dispense. Il témoignait à sa manière, puisant à la beauté de la langue, avec intelligence et érudition, que « le voyage où, petit à petit, tout nous quitte est aussi, symboliquement et réellement passage d'un état grossier à un état subtil et donc, apprentissage de la mort […] Et si l'on souhaite raconter ce que l'on a vu, être dans la définition stendhalienne, " un miroir promené le long d'une grande route ", il faudra que le langage subisse la même épreuve, chaque mot passé au feu, et comme alchimiquement "éprouvé", tout ce qui sonne juste étant le fruit de combustions ou de distillations successives qui s'opèrent souvent à notre insu. »
Dans Routes et déroutes, il précisait encore la fraternité du rapport qu'il établissait entre voyage et écriture, liés par la même nécessité de présence imperceptible, d’humilité absolue qu’il exigeait d’ailleurs dans sa pratique de la photographie.
« Dans les deux cas, il s'agit d'un exercice de disparition, d'escamotage. Parce que quand vous n'y êtes plus, les choses viennent. Quand vous y êtes trop, vous bouffez le paysage par une sorte de corpulence morale qui fait qu'on ne peut pas voir. Vous entendez des voix qui vous disent : "Ôte-toi de là" (...) Et du fait que l'existence entière est un exercice de disparition, je trouve que tant le voyage que l'écriture sont de très bonnes écoles. »Nicolas Bouvier, Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004. 34,50 €