Un bédouin, à Douz
Lotfi, c’était notre guide au Sahara.
Un Bedouin, comme on n’en fait plus ; petit, moustachu, fier comme un coq et sans boulot depuis le début de la révolution tunisienne, début 2011. Le genre à porter la tunique blanche traditionnelle pour vous accueillir à la station de bus, mais à prendre un jean et un t-shirt pour guider les dromadaires dans le désert ; le genre à vous accueillir chez lui, pour la nuit, sans aucune autre contrepartie que celle, à première vue, de lui garantir que vous y passerez un agréable moment, empli de bonheur et de reconnaissance à son égard si possible.
Il habitait Douz, la porte du désert, à une heure de voiture de Tozeur. Chez lui, pas d’autres livres que le Coran ; deux agneaux achetés en contrebande à « un noir » venu du Niger, qui beuglent, toute la journée ; une très grande cour, ensablée, où les dromadaires n’entrent pas mais où il est possible de réunir « toute la famille » pour les grandes occasions ; à Douz, 80 % des villageois seraient cousins, selon ses dires – et les étrangers, on ne les aime pas – surtout s’ils viennent de Libye – car ils détruisent les traditions, vendent des souvenirs bédouins alors qu’ils n’y connaissent rien, volent des emplois, ne font rien comme tout le monde et corrompent la jeunesse qui, du coup, ne veut plus suivre les traditions.
De l’honneur des Bédouins
Lotfi est un excellent connaisseur du Sahara dans ses parties algérienne, tunisienne et libyenne. Il aime, d’un amour sincère et profond, les parcourir autant qu’il le peut, à dromadaire, parfois, ou même à cheval ; souvent à pied, ou en 4×4, lorsqu’il accompagne des groupes de touristes ou des familles françaises venues découvrir les Ksours, les dunes de 96 mètres de haut, les paysages de sable et les étoiles, et l’art du campement bédouin, où l’on se contente de dresser un feu et des lits de camp à la belle étoile, après avoir fait cuire son pain et son couscous dans le sable.
Ça n’a pas tout le temps été facile de vivre avec Lotfi. Dès le départ, la relation était biaisée – deux ans, qu’il n’avait pas vu de touriste. Deux ans, qu’il faisait vivre chichement une femme, trois filles, un fils, en acceptant de petits boulots dégradants et humiliants comme celui de casseur de pierre dans une carrière de roses des sables. Et là, deux touristes qui, en deux jours, lui offrent l’équivalent d’un mois de salaires. Alors, Lotfi était aux petits soins, nous offre l’hébergement, les repas du midi et ceux du soir, gratuitement – nous ne paierons que le trek à dromadaire, c’est-à-dire 20 € par jour et par personne. Tout le reste est un cadeau ; faire autrement serait trahir l’esprit des Bédouins, ainsi que La Tradition. Il nous joue de la cornemuse bédouine, nous enseigne le secret du thé rouge (un tiers de thé noir, un tiers de sucre, un tiers d’eau), et sa famille nous accueille comme si nous étions des amis proches perdus de vue depuis toujours.
Traditions, coutumes, authenticité, pureté, sont des choses fondamentales pour Lotfi. Au sommet de la hiérarchie des choses à respecter : le Coran, d’où devraient découler toutes les lois des hommes, là où tout se trouve ; « tout est là ». Les règles, le sens de la vie, de la mort, la justice et la morale ; tout ce qui régit le quotidien d’un être humain.
Des femmes, et de la vie sexuelle des Bédouins
Alors, ce qui échappe à ces règles est suspect ; comme lorsqu’on lui dit qu’on ne croit pas en dieu, et qu’il se crispe très légèrement. Comme lorsqu’on lui parle des femmes occidentales, et qu’il vous répond que les principales qualités à apprécier chez une fille sont, selon lui, son calme et son aptitude à obéir.
« Elle est bien, elle est très calme » disait-il en parlant de ma copine.
Tout en condamnant le fait que nous dormions dans le même lit sans être mariés. « C’est mal – sauf si c’est une femme de plaisir, une prostituée » disait-il. « C’est votre façon de faire, je respecte, mais je pense quand même que c’est mal. » Mais, par contre, le fait de tromper sa femme de temps en temps avec l’une de ces prostituées, qu’elle soit Tunisienne ou Etrangère, ne peut pas faire de mal « du moment que c’est loin de chez toi, et que ta femme ne le sait pas« . Logique lointaine, lointaine, lointaine …
Il s’étend sur le sujet ; parle de la vie conjugale des Bédouins, qui ont la réputation (auprès de qui ?) d’avoir une activité sexuelle très soutenue. « Il arrive souvent qu’on s’échange des femmes. Il suffit de demander. Entre Bédouins, lorsqu’on veut quelque chose, on le demande. Si je veux avoir une relation avec une femme, je lui demande, c’est tout ; et, si elle refuse, très bien, je n’insiste pas. Si elle accepte, eh bien, on y va. »
Des histoires, et de la confiance
Et, à en croire Lotfi, les touristes ne sont pas les plus prudes. De nombreuses histoires sont racontées, sur ces (parfois jeunes) gardiens de troupeaux de dromadaires constamment harcelés par les femmes occidentales et russes, souvent quadragénaires et cinquantenaires. Lotfi, quant à lui, a toujours refusé les avances des femmes qui avaient plus de soixante ans. Et les hommes ? Est-ce qu’ils lui ont déjà fait des avances ? « Oui, mais ça, hors de question, impossible, c’est sale et c’est pêché, tu vas en enfer pour ce genre de perversion« . Ça ne l’empêche pas de se comporter avec énormément de respect envers ses touristes ; plus souvent dans le soucis d’essayer de comprendre, que de condamner haut et fort. Néanmoins, si la Tunisie décidait d’appliquer la charia, ce serait décidément « une bonne chose« .
Impossible de savoir quelle est la part de vantardise et la part de réelle dans les discours de Lotfi ; même s’il n’est pas le seul à nous avoir parlé de ces histoires. Toujours est-il que, paradoxalement, il n’a pas peur d’envisager envoyer sa fille ainée en Europe. A elle, aux yeux verts intelligents, aux notes scolaires impressionnantes, qui vient d’avoir son bac et qui lui obéit encore, bon gré, mal gré, au doigt et à l’œil, il lui dit souvent : « faut être honnête. Faut travailler. Faut obéir. C’est important de savoir donner sa confiance, même à sa fille ; et puis, si tu l’as bien éduquée, ça va. La vie est devenue plus dure et, de nos jours, faut s’adapter au monde, à la mondialisation, et laisser partir ses enfants. Après tout, ils sont suffisamment intelligents pour savoir d’eux-mêmes où se trouve le Bien. »