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Christophe Macquet, Tchoôl!

Par Eric Bonnargent
Blasonner l'Asie tendre aux ongles durs
Romain Verger

Christophe Macquet, Tchoôl!

© Christophe Macquet

Après Cri & Co, Luna western et Kbach, voici Tchoôl!, dont une première version alors intitulée La réincarnation des amibes a paru en 2005 dans la revue La Main de singe. Comme son précédent recueil, celui-ci a pour cadre le Cambodge où l'auteur a passé une dizaine d'années avant de s'installer en Argentine. Il s'agit d'ailleurs moins d'un recueil que d'un long poème séquencé qui retrace quelques jours ou semaines du voyage d'Avine au Cambodge, une sorte de Monsieur Plume dont on suit les tribulations. C'est déstabilisant, comme tout ce qu'écrit Macquet (on a l'impression de tourner sans fin dans le tambour d'un lave-linge), mais ô combien grisant.
Si l'on s'en réfère au titre, Tchoôl signifie en khmer "entrer, pénétrer, à l'attaque". On retrouve là l'énergie si propre à son style trépident, ces trémulations caractéristiques de sa poésie incisive et survoltée. Mais c'est aussi parce que Tchoôl! est le récit d'une expatriation, avec tout ce qu'elle implique de ruptures, qu'elles soient géographique, culturelle ou linguistique. Car le dépaysement est d'abord pour le poète celui de la langue. En "lâch[ant] dans l'étang son dernier colombin français", Avine se déleste de sa "langue ancienne de chien broyé" pour s'ouvrir à l'"idiome en neuve chair".
Mais les habitudes ont la peau dure, les souvenirs du Pas-de-Calais de Macquet persistants : Tino le chien, Teresa, Pépé Jean-Baptiste se taillent ainsi subrepticement une place dans le poème. Ils reviennent "fredonner, dans les rêves du matin" lorsqu'on croyait avoir chassé les derniers "effarements du Septentrion". Pauvre Avine qui fondait dans son départ tous ses espoirs de dépaysement et de déracinement ("bientôt le pays des verdeurs, le vrai, le fort, le fier, le pays des vastes rizières et des hardes de bovidés sauvages!"), car l'atterrissage est rude et la réalité d'un exotisme bien différent de ce qu'il imaginait. Une Asie caricaturale s'offre à lui, hantée de relents colonialistes ; l'occasion pour Macquet de peindre une galerie de portraits des plus grotesques : c'est l'hôtelier ("un sous-dolicocéphale (74, à la gabelle), il a le sourcil rare, une dent en or, un  museau trop petit pour ses énormes lunettes cerclées de bakélite"), ou Monsieur Tompozzane venu tromper son ennui conjugal avec des prostituées : "c'est ça, papa, avec ton supplément de bide, il suffit de payer, c'est écrit dans les guides, c'est ça, papa, va tromper ta Vosgienne vagotonique". Ou bien encore la milliardaire Philippine de Batrax ou Isabeau Fenouil, "une horrible merluche cherchant une occasion de pondre" qui "déclame des cantos apocalyptiques sur la situation en ville", "Sœur Cécilia-des-pauvres, une dinde, une poule française, picorant les biscuits de l'aide internationale", le diplomate Chapiru, Rado-la-débrouille, enfin Jean Castrio qui "dévore des bivalves à la sauce de tamarin mûr, au basilic sacré, en compagnie d'une actrice de karaoké à l'aisselle douce-amère"...
Tchoôl! est savoureux à plus d'un titre, à commencer par cet Avine, double du poète tout juste débarqué (encore "puceau des ivresses"), qui a tout d'un personnage de comédie, une sorte de Candide, de Charlot ou de Buster Keaton. Géant naïf, benêt aux "yeux de varan blessé", il vole, court ou roule à moto :

"Avine fait tantôt le bouchon de liège, tantôt le roc indestructible, on passe à travers lui, on heurte sa valise [...] il ne voit pas qu'il dérange, qu'il ne dérange pas, il ne voit pas les épices, les montres, les carcasses et le reste, on lui passe à travers, il ne voit pas la sortie, malgré sa taille"
"puis il marche avec sa valise pendant des kilomètres, des kilomètres sans comprendre la périphérie, sans mieux comprendre, alors il clopine sans comprendre, il avale la poussière"

Avine est de toutes les disputes et altercations, dépouillé de sa casquette par un macaque, assommé par les flics pour avoir roulé avec ses phares allumés en plein jour, on le retrouve à poil en tongs en pleine rue. Une nudité sans doute nécessaire, de laquelle le poète doit partir ou repartir, délesté de tout. En cours de route, Avine rencontre Archibalde, son double et jumeau, un homme installé depuis dix ans au Cambodge dans une villa coloniale. S'y dessine une autre figure du poète, aguerrie et quelque peu blasée. Peut-être use-t-il de sa plume trempée d'ironie avant de filer vers de nouveaux horizons.
Tout au long de ce long poème, Macquet joue avec les codes du récit pour mieux le court-circuiter, lui évitant de se noyer dans "l'eau lénitive et concertée" du roman. Entre deux accroches narratives surgissent des saillies poétiques, de longues coulées torrentielles entraînant tout sur leur passage (visions, rencontres, dialogues...), dans une esthétique du "qui-vive", du "pêle-mêle", fait d'"assemblages" et de "découpes à l'emporte-pièce", une véritable "colique déclarative" prise en charge par un "causeur paratactique". On file à toute allure, on pose rarement ses valises, comme pour éviter à l'encre de sécher et aux mots de cailler. Seul un rêve ou un malaise d'Avine ralentissent le tempo avant que tout ne redémarre au quart de tour. Tchoôl! est un poème à perdre haleine.
Christophe Macquet, Tchoôl!, Le Grand os, 2013. 9 €
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