— Un, deux, trois, quatre, cinq – eh ? *
L’Homme-singe comptait les doigts de la main de Penbrick, tout juste débarqué sur l’Île du Dr

Ce roman de Herbert George Wells, publié en 1896, adapté à trois reprises au cinéma, la dernière fois par John Frankenheimer en 1996 avec en tête d’affiche Marlon Brando et Val Kilmer, abordait le délicat thème de l’éthique en science. Récemment, deux communiqués m’ont rappelé ce roman.
En juin, on apprenait la légalisation prochaine au Royaume-Uni du développement d’un fœtus humain à partir de l’ADN de trois parents. (1) Le but est légitime : éviter à certaines mères de transmettre une maladie génétique grave à leurs bébés. Mais… un bébé, trois géniteurs… Pas très intuitif.
L’autre nouvelle fut publiée en août. Un groupe de chercheurs proposent de manipuler génétiquement le virus de la grippe aviaire A(H7N9) pour mieux affronter une potentielle pandémie. (2) Créer un mutant pour vaincre la grippe… Permettez-moi de sourciller !
Manipuler l’ADN, la base de la vie. Nous sommes loin de la science-fiction. Le clonage existe depuis longtemps. Les OGM*** font partie de notre vie. Sans trop le savoir, on en ingurgite tous les jours. Mon roman, L’Homme des jours oubliés, trahissait mes craintes quant à la manipulation génétique des virus. En outre, tripoter les gènes d’un animal, d’un virus, est une chose. Qu’en est-il du génome humain, cet être sacré ?

Nous devons envisager la science pour le bien de l’humanité et de son habitat. Le plus souvent, elle y parvient. Or, l’expérience doit-elle s’imposer des limites, surtout dans les sphères qui lui sont encore mystérieuses ? La voix d’un éthicien conviendrait mieux ici, mais je tenterai ces quelques réflexions.
Scientifique moi-même, je me méfie de ceux qui publient pour publier, pour le renom, pour être à la une. Ou pour les subventions. Trop souvent, l’éthique s’émousse, on étire l’élastique, on en vient à raisonner comme le Dr Moreau : « Pour ma part, je me demande encore pourquoi les choses que j’ai essayées ici n’ont pas encore été faites. » Prétendument pour le bien de l’humanité, on repousse les limites, grignote le permis, étude après étude, on publie des papiers mal ficelés, applique les résultats, en catimini d’abord, puis au grand jour. Et l’on s’accoutume. « Je m’habituais donc à ces monstres, si bien que mille actions qui m’avaient semblé contre nature et répugnantes devenaient rapidement naturelles et ordinaires. Toute chose dans l’existence emprunte, je suppose, sa couleur à la tonalité moyenne de ce qui nous entoure », disait Penbrick, le narrateur du roman. Doucement, les perceptions changent, l’hérésie devient la norme. Jusqu’à la catastrophe.
Nous n’en sommes pas là, mais manipuler l’inconnu apporte sa part de risque. Parce que malgré les

Nous bousculons l’environnement, manipulons l’ADN, créons de nouvelles créatures, chambardons la biodiversité. En sortirons-nous indemnes ? Ou à l’instar de Penbrick, un jour, devrons-nous monter sur un radeau, voguer ailleurs, en quête de salut ?
* Herbert George Wells, L’île du Dr Moreau, 1997, Gallimard, Folio.
** Vivisection : Opération pratiquée sur des animaux vivants, à titre expérimental.
*** OGM : Organisme génétiquement modifié
© Jean-Marc Ouellet 2013
Notice biographique
