Paul Buhle n'a pas de prétention : « c’était difficile et exigeant en lectures, dit-il, mais je finis par comprendre. Le capitalisme était un système véritablement global, comme Marx avait commencé à l’éclairer, et aucune théorie libérale ou conservatrice de « l’arriération » du Tiers-monde, qu’elles soient basées sur des histoires particulières ou des psychologies nationales supposées, ne pouvait expliquer pourquoi l’Occident avait pris les ressources naturelles pour ses propres buts et laissé des affamés derrière, qui devaient être commandés et trompés par les favoris de la CIA. »
Ce n'est là qu'un moment de la réflexion et des souvenirs de Paul Buhle.
Il y a ainsi des vies qui valent la peine d'être vécues et racontées, pour faire profiter les lecteurs de la connaissance de toute une période historique.
Michel Peyret
L

Le Marxisme, les Etats-Unis et le Vingtième Siècle (Paul Buhle)
Pour la Monthly Review traduit de l’anglais par Marc Harpon pour Changement de Société
On peut regretter qu’un article résumant l’histoire du marxisme aux Etats-Unis ne mentionne pas ceux qui, dans le monde universitaire américain, se sont joints au September Group lancé au Royaume-Uni par G.A. Cohen. Mais le projet de Paul Buhle ne s’y prêtait pas. Ce dernier prétend en effet partir des « détails » qu’il connaît le mieux, comme la défunte revue Radical America, pour réaliser une simple ébauche du tableau d ‘ensemble. (Note de Marc Harpon)
Le siècle dernier semble maintenant s’éloigner de nous à une vitesse croissante, en particulier dans la surabondance de moyens de communication existant dans la société globale. Les lecteurs de la Monthly Review savent que l’essentiel resté le même dans le largement trop physique monde du capitalisme et du néocolonialisme, autant qu’il a changé en termes de résistance et d’alternatives visibles. Cependant, alors que l’effacement de la génération des années 60 continue, et que l’ère du New Deal s’enfonce encore plus dans le domaine d’une sorte d’archéologie, un résumé de quelques points est utile et peut même être agréable.
Mes efforts suivent une voie parallèle à près de quatre décennies de la Monthly Review. L’objet central est aussi personnel : la pensée marxiste, l’interprétation et l’orientation fournies par les marxistes et suivant lesquelles (au niveau local) il vivaient, fut mon centre d’intérêt à partir du printemps 1964, quand commença mon premier abonnement et quand, sans surprise, le mouvement anti-guerre atteignit mon campus de Middle West. (Je pouvais me vanter [to brag] en 1966 de lire tous les livres des Monthly Review Press- il n’y en avait pas tant encore)
Ma sensibilité croissait tandis que je publiais le magazine Radical America pour Students for a Democratic Society, et s’approfondit avec l’effondrement de la Nouvelle Gauche, tandis que je plongeais dans les histoires orale des octogénaires de gauche, et poursuivais mes interviews et mon étude sur les Rouges d’Hollywood qui semblaient avoir façonné d’importantes zones de la culture populaire. Cela reflétait également mes propres engagements avec des mouvements de gauche locaux, dans le soutien au et la formation du mouvement ouvrier, le soutien au Tiers-Monde, en train de fusionner avec la solidarité avec les nouvelles vagues d’immigration, et ainsi de suite au fil du temps.
Ce qui peut surprendre les plus jeunes lecteurs d’aujourd’hui de la Monthly Review, c’est que le dialogue à propos du marxisme était si vivant dans les premières années 60, années apparemment désertes pour la gauche, où la politique se remettait à peine de la répression de grande envergure comme du désespoir des révélations sur l’Union Soviétique. Le scénariste Walter Bernstein m’a fait des décennies plus tard la remarque lui et ses amis, la « gauche désorganisée », intellectuels influents scénarisant les émissions et films qui ont touché ma génération, sont restées dans les frontières plus larges du Front Populaire même après avoir quitté le Parti Communiste.
Ce qu’ils voyaient alors n’était pas la Russie mais plutôt une communauté de peuples luttant contre le colonialisme et le néocolonialisme. (Judy Ruben, la femme d’un de ses amis proches, Al Ruben, a effectivement travaillé dans les bureaux de la Monthly Review). Le marxisme fournissait l’énergie intellectuelle et aussi une sorte lien collectif entre les personnes. Les gens de l’étranger étaient des « camarades » quand on les rencontrait et même quand on ne les rencontrait pas directement. Culturellement comme politiquement, il semblait qu’un nouveau monde était en train de s’ouvrir.
La même sensibilité s’appliquait, sans la moindre théorie des appareils organisationnels, entre les générations. Peu de temps après que je commençai à lire la Monthly Review, l’universitaire du campus qui amena à l’existence les premières activités anti- guerre avait été, quinze ans plus tôt, une jeune intellectuelle communiste « industrialisant » une usine de Chicago. Alors, elle était probablement effrayée à l’idée que l’ombre du passé puisse rattraper la jeune universitaire qu’elle était devenue, mais elle était néanmoins déterminée à dire ce qu’elle pensait et à rendre les choses possibles pour nous les jeunes.
Je lui ai donné le premier abonnement cadeau de Noël que j’aie jamais donné à quelqu’un- abonnement à la Monthly Review naturellement. Nous nous étions liés de sympathie. Multipliez cela par des centaines ou des milliers de fois, changez les détails, et vous pouvez vous imaginer toutes les sortes de rapprochements et de découvertes, souvent avec de subtiles suggestions de la génération de nos aînés avant que ne soit révélé de lien passé avec la gauche « subversive ».
Il se passait aussi beaucoup de chose d’un point de vue plus spécialisé. Par exemple, le débat du « marxisme contre l’existentialisme » était extrêmement fécond. Seuls les dogmatiques étaient des absolutistes de l’un ou l’autre camp ; les deux écoles méprisaient les relations sociales du capitalisme moderne pour des raisons quelque peu hétérogènes, mais avec non moins d’intensité.
Cette discussion philosophique particulière devait s’effacer sous la vaste popularité d’Herbert Marcuse ( et, à un moindre degré, les plus difficiles membres de l’école de Frankfort comme Théodor Adorno, pas un radical, mais un observateur lucide des normes sociales), et la résurrection de la phénoménologie.
La traduction et la lecture du « jeune Marx » semblait tout faire remonter à la surface, même quand (ou parce que) les interprétations du sens étaient franchement différentes et dans certains cas violemment opposées les unes aux autres. Aucune n’était éloignée du marxisme, car le marxisme était continuellement réinterprété.
Et le marxisme était véritablement réinterprété. A mes jeunes yeux, la Monthly Review était non seulement une vénérable institution (J’avais seulement 5 ans quand elle avait commencé), mais aussi une source neuve d’innovations frappantes dans la nouvelle façon dont les marxistes voyaient le monde.
A part Rosa Luxemburg, quasiment personne, pas même Lénine, n’avait vu l’impérialisme comme le sauveur du capitalisme, aussi temporaire soit-il. L’Economie politique de la croissance de Paul Baran fut l’un des livres de révélations qui m’ont frappés à un jeune âge : c’était difficile et exigeant en lectures mais je finis par comprendre. Le capitalisme était un système véritablement global, comme Marx avait commencé à l’éclairer, et aucune théorie libérale ou conservatrice de « l’arriération » du Tiers-monde, qu’elles soient basées sur des histoires particulières ou des psychologies nationales supposées, ne pouvait expliquer pourquoi l’Occident avait pris les ressources naturelles pour ses propres buts et laissé des affamés derrière, qui devaient être commandés et trompés par les favoris de la CIA.
On pourrait bien demander pourquoi cette conclusion semblait si nouvelle, dans les années 60, si tard. Une partie de la réponse était que le vieux marxisme restait largement fixé : une doctrine qui voulait que, tôt ou tard, avec l’échec du capitalisme ou peut-être d’autres circonstances, la classe laborieuse industrielle américaine ferait une révolution, et la chose à faire était de les rejoindre, de les organiser et de les tirer vers la gauche.
Ce n’était pas que les communistes et leurs concurrents ou critiques de gauche ne croyaient pas en l’impérialisme- ce point de vue était laissé à Reinhold Niebuhr et les autres libéraux [les terme « liberal » en renvoie souvent en anglais au libéralisme politique plus qu’au libéralisme économique, ndt] de l’époque, en grande partie d’anciens socialistes qui avaient fait un choix de carrière- mais c’était toujours une question secondaire, effacée encore par la discussion sur le parti révolutionnaire adapté au pays particulier considéré.
La Nouvelle Gauche qui émerge au milieu des années 60, qui vint à la conscience dans et avec le mouvement des droits civiques et/ou la phase non à la bombe, s’est fixée une fois pour toutes sur les pauvres Africains-Américains et les étudiants progressistes de la classe moyenne, majoritairement blancs, du Nord. Par conséquent, elle trouva peu de points communs avec les points de vue et partis plus anciens. De plus, la direction bureaucratique sclérosée et franchement conservatrice tirait toujours plus bas l’AFL-CIO [principal syndicat américain, ndt], qui n’avait aucun intérêt réel pour les employés de bureau, en grande partie des femmes et pour la perspective menaçante de l’automatisation (personne ne parlait encore de friches industrielles [rust zone, ndt].
Aucune campagne de réforme ne semblait avoir entamé cette situation et une génération ou deux de travailleurs de l’industrie regardaient désormais de plus en plus vers les plans de retraite et les plans de santé. En effet, l’alors récente syndicalisation des fonctionnaires était à ce moment le dernier effort majeur fructueux pour diffuser le syndicalisme, et elle avait l’effet secondaire de rendre les corps nouvellement organisés plutôt méprisant des vis-à-vis des chômeurs et largement dépendants d’accords politiques à tous les niveaux.
Nonobstant les développements prometteurs parmi les travailleurs des hôpitaux et les efforts encourageant par et pour les ouvriers agricoles, les seuls représentants de syndicats susceptibles de se trouver à un meeting de campus éloigné de New York étaient de syndicats excommuniés, en particulier le United Electrical, Radio and Machine Workers. Geaorge Meany [ dirigeant de l’AFL-CIO jusqu’en 1979, ndt] et les auteurs de ses discours exigeaient des emplois dans l’industrie militaire et autant de guerres que possible.
Les problèmes de l’ancien marxisme étaient évidents, mais la synthèse de quelque chose comme un nouveau marxisme restait introuvable. Harry Magdoff a mis cela en lumière dans un de ses essais brillants, observant que dans la première moitié du siècle (la moitié sans la Monthly Review, pourrait-on dire), le déclin du capitalisme était vu comme une certitude, non seulement d’un point de vue de gauche mais aussi de nombreux points de vue politiques.
Dans la seconde moitié du siècle, toutefois, les contradictions sociales ont continué à croître (y compris le danger de la dévastation thermonucléaire) mais la certitude du déclin et de l’effondrement capitalistes avait disparu de notre champ de vision. (plus tard, Magdoff m’a lancé que si les capitalistes voulaient bien risquer la guerre nucléaire pour préserver le pouvoir et leurs profits, il voudraient bien aller au bord de la dévastation écologique : c’était leur nature d’agir ainsi) Les marxistes faisaient face à une nouvelle situation avec une classe laborieuse contenue avec succès au centre de l’Empire.
Radical America appuyait la plupart de ses contributions collectives sur la thèse que la révolution mondiale continuerait mais que chez nous, la classe laborieuse était en train d’être transformée et que les résultats de la transformation étaient indubitablement en cours. La base industrielle devenait plus noire démographiquement (une tendance arrêtée seulement par les fermetures d’usines) tandis que le bureau devenait plus féminin démographiquement. Les deux tendances coïncidaient dans de nombreux secteurs, y compris dans les bureaux de poste.
Une synthèse à venir devait clarifier les déformations des mouvements radicaux du passé et les nouveaux délais. C’était à peu près ce que nous pensions. Quand la Nouvelle Gauche s’est effondrée, elle combinait manifestement des mouvements multiraciaux de type Black Power, des mouvements féministes et de libération homosexuelle, et même la contre-culture, dans une perspective mal délimitée.
D’une certaine manière, nous avions seulement trente ans d’avance, parce que les changements de lois sur l’immigration de 1965 achèveraient une transformation d e la classe ouvrière- mais à cette époque, notre synthèse humaine avait déjà été morcelée et à un point tel que la vision du marxisme de la Nouvelle Gauche allait encore nécessiter une révision drastique. Seul un léninisme néo-traditionnel et le bref phénomène de la guérilla urbaine romantique offraient des alternatives soutenant une vision de socialisme futur.
C.L.R. James, qu’on peut tenir pour la dernière grande figure panafricaine, était une idole très commode pour Radical America dans ces années. Il avait rédigé The Black Jacobins des décennies plus tôt, il était hégélien, pour ne pas mentionner ses travaux de critique et d’historien du sport, ses partisans déchus avaient soutenus des visions de black power et de women’s power et du sens des grèves sauvages et d’autres mouvements existants contre les directions syndicales bureaucratiques. Il était aussi, à une âge vieux et avancé, un orateur encore très capable d’attirer et une personnalité persuasive quand on l’entendait.
Nous tendions à croire que tout marcherait, parce que la finesse du marxisme n’était assortie de rien qui ressemblât à une certitude tactique. Ayant la vision du monde appropriée, nous allions voir les situations telles qu’elles surviendraient et allions trouver quoi faire.
L’optimisme a reflué avec les années Reagan, si ce n’est plus tôt. Radical America a continué à soutenir (jusqu’à sa faillite au début des années 1990) quelque chose de semblable à la version des idées marxistes de la Nouvelle Gauche ou même de Students For a Democratic Society. A cette époque, les adaptations déconstructionnistes du marxisme dominaient dans les plus hautes sphères académiques, bien que concurrencée par endroits par les universitaires des black studies, des women’s studies, des developpement studies et ainsi de suite [les cultural studies sont une mode universitaire anglo-saxonne à la croisée des domaines de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie, de l’anthropologie...ndt].
L’invention de langages nouveaux et ésotériques semblait coïncider logiquement avec le caractère désespéré du destin politique dans toutes les versions du marxisme dépendant de l’organisation et de la mobilisation effectives. Les projets impliquant le soutien aux Sandinistes ou aux mouvements rebelles au Salvador, pour ne même pas mentionner la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, auraient pu tout aussi bien se dérouler dans une galaxie différente de celle de ce crypto marxisme de campus où la prose directe était devenue l’ennemie du progrès.
Néanmoins, d’importants travaux universitaires sur l’Empire, souvent produits par des partisans de la Monthly review, ont continué à compter. De grandes personnalités -pour n’en mentionner que trois, Noam Chomsky, Howard Zinn et Edward Said- ont mené l’offensive dans des forums de toute sorte- et étaient plus influentes à l’extérieur, plutôt qu’à l’intérieur des Etats-Unis. Avec la fin des années 1990, une nouvelle sorte d’universitaires marxistes prit forme dans l’empire intérieur de la communication et des médias, et ce n’était pas par accident que Robert McChesney allait intituler son ouvrage majeur ultérieur The Political Economy OF Media (L’Economie Politique des Médias, ndt]. La pomme n’était vraiment pas tombée loin de l’arbre.
Les dernières vagues de répression, les horreurs familières mais améliorées par la technique de la guerre et de l’occupation, aussi bien que les crises du capitalisme, étaient devant nous. Aucune ne serait tout à fait inattendue ni beaucoup trop familière. Mais le marxisme aux Etats-Unis n’avait pas survécu à un vingtième siècle profondément décevant pour rien.
A l’aube du nouveau siècle, pour revenir aux exemples les plus proches de moi, une considérable majorité des organisations et des personnalités explorées par The Encyclopedia Of the American Left [l'Encyclopédie de la Gauche Américaine, ndt] étaient mortes, et même la liste d’auteurs vivants avait maigri. Les mémoires vivantes des années 30 et 40, de la Grande Dépression, du New Deal ,de la jeune CIO [l'un des syndicats à l'origine de la constitution de l'AFL-CIO, ndt], du Front Populaire, de la lutte contre le fascisme, et du début de la Guerre Froide- tout cela s’obscurcirait. Presque personne ne pouvait se souvenir de ce sentiment de certitude que les jours du capitalisme étaient comptés.
Et pourtant les idées interdites dans les années 1950, au milieu du capitalisme consumériste renforcé et des raids du FBI, avaient resurgi sous une nouvelle forme et étaient popularisées continuellement de milliers de façons, de la musique aux bandes dessinées, en dépit d’un Empire renforcé, d’un capital renforcé, et où la tolérance tant vantée se révèle toujours limitée.
Bien sûr, les idées ont changé durant le processus. Nous sommes laissés sans certitude. Les réalités d’un écosystème en plein effondrement sont aussi effrayantes que les menaces de guerre nucléaire durant la première décennie d’existence de la Monthly Review.
Cependant, il y a beaucoup de perspectives devant nous et près de nous. Le marxisme, toujours inachevé, va être d’une grande aide pour déterminer ce qu’elles sont et ce qu’il faut faire à leur propos.
Paul Buhle est en ce moment lecteur d’histoire et de civilisation Américaine à la Brown University et a dirigé quarante livres sur la radicalité, le mouvement ouvrier et la culture populaire, parmi lesquels cinq volumes sur les films des membres de la liste noire d’Hollywood. Plus récemment, il a dirigé The Beats : A Graphic History (Hill and Wang, 2009).