Le calme était peu à peu revenu dans la maison après l’agitation causée par le retour des deux hommes et surtout après le récit laborieux de Klaus sur les événements de la nuit. Resté dans la cuisine avec son frère pendant que Milan et Noura s’occupaient d’Ivan, Klaus s’était refermé comme une huître ne répondant à son frère que par des phrases réduites à leur minimum syntaxique. Il fallut à Elijah des trésors de patience pour soutirer à son cadet un minimum d’informations sur ce qui s’était passé plus tôt. En voyant que son attention était immanquablement attirée par la porte de la cuisine par laquelle Milan avait emporté Ivan, Elijah renonça, reportant à plus tard son interrogatoire.
- Tu devrais aller voir si tout va bien, l’encouragea-t-il en faisant un signe en direction de la porte.
Elijah s’attendait à une quelconque répartie sarcastique ou à un excès de mauvaise humeur comme à chaque fois que son cadet se sentait percer à jour ou en position de faiblesse. Pourtant cette fois, il n’en fut rien. Contre toute attente, comme s’il attendait que quelqu’un l’y encourage, le vampire ne se fit pas prier et disparut aussitôt dans le couloir. Arrivé en haut de l’escalier, Klaus émit un temps d’arrêt devant la chambre d’Ivan. Il s’apprêtait à y pénétrer lorsque la voix claire de Noura lui parvint au travers de la porte close. Il hésita.
Stupidement, il s’attendait à tout moment à ce que l’un des membres de la famille finisse par lui reprocher d’une manière ou d’une autre ce qui venait de se passer. Il n’en était pas responsable, mais inconsciemment, peut-être, s’en sentait-il coupable : sans cette haine que lui portait Viktor rien de tout cela ne serait pas arrivé. A n’importe quel autre moment, il aurait probablement fait payer cher à celui qui aurait osé proférer ce genre d’accusation mais ce soir-là tout était différent. Une fois de plus, il s’était retrouvé face à ce père qui s’ingéniait à vouloir briser sa vie et lui prendre tout ce qui lui était cher. Tous ses frères, à l’exception d’Elijah bien sûr, s’étaient retournés contre lui. Cela lui faisait mal de l’admettre mais ce soir-là, il ne voulait pas être rejeté également par cette famille même si elle l’avait accueilli à contre cœur. Il renonça à entrer pour ne pas leur en donner l’occasion. Il avait à peine lâché cette poignée qu’il tenait depuis plusieurs secondes sans être capable de l’actionner lorsque la porte s’ouvrir soudainement sur Noura.
L’embarras qu’elle lut sur le visage du vampire la laissa un instant perplexe. C’était bien la première fois qu’elle lui voyait une telle expression et instinctivement s’en méfia aussitôt :
- Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle soupçonneuse.
Il hésita un instant avant de répondre dans un quasi murmure.
- Je veux lui parler.
Noura fit un effort surhumain pour ne pas montrer sa stupéfaction et surtout sa satisfaction. Il se décidait enfin. Elle se contenta qu’acquiescer de la tête et se surprit même à lâcher un sourire on ne peut plus sincère. Elle s’écarta pour le faire rentrer et les laissa seuls après avoir échangé un dernier regard rassurant avec Ivan qui s’était redressé dans son lit en le voyant devant la porte.
Le jeune homme suivit chaque mouvement du vampire qui arpenta pendant un long moment la chambre. Visiblement mal à l’aise, il cherchait ses mots. Ce genre d’exercice ne lui était pas vraiment pas familier et encore moins aisé. Il resta encore un instant silencieux avant de se décider enfin à venir s’asseoir sur le bord du lit, fixant le mur devant lui. Lorsqu’il tourna finalement la tête, son regard fut attiré par un objet familier posé sur la table de chevet. La flamme de la bougie faisait scintiller la pierre dorée qui ornait le centre du pendentif d’Anya. Klaus se saisit du bijou et en caressa du bout des doigts les motifs finement aggravés sur tout le contour.
- Tu l’as gardé, constata-t-il simplement.
- Je n’ai surtout pas intérêt à le perdre. Noura me crucifierait si je perdais un bijou aussi ancien.
Un léger et bref sourire se dessina sur les lèvres de Klaus. Il garda un instant le silence avant de reprendre.
- Tu t’es conduit comme un crétin et cela ne date pas d’hier apparemment, commença-t-il plus gravement. Mais aujourd’hui tu as failli y rester et Maïa aurait pu perdre son bébé par ta faute.
Ivan baissa la tête pour fuir le regard insistant et accusateur que le vampire venait de poser sur lui. Penaud et confus, le jeune homme bredouilla de vagues excuses.
- Mais je sais pourquoi tu fais tout cela. J’ai fait exactement les mêmes erreurs que toi. J’ai fait même pire puisque ma sœur, elle, est morte par ma faute, parce que j’ai défié une fois de trop les ordres de mon cher père. J’ai toujours pris un malin plaisir à me mettre dans les pires situations uniquement pour le faire enrager. Exactement comme toi.
Il caressa une dernière fois la surface du médaillon avant de le tendre à son fils :
- C’est d’ailleurs comme ça que j’ai connu ta mère. Elle ne pouvait s’empêcher de me venir en aide et de me sortir du pétrin.
- Et vous l’avez remerciée en la rejetant et en vous en prenant à elle et à sa famille. C’est très honorable de votre part, ne put s’empêcher d’ironiser Ivan avec amertume, en se saisissant du bijou.
Piqué au vif, Klaus pinça les lèvres et lui lança un regard en biais. Ce sale môme avait décidément à la langue aussi bien pendue que le reste de sa famille maternelle. Il inspira profondément et se surprit à chercher des arguments pour se justifier au lieu de lui retourner une claque comme il l’aurait probablement fait en temps normal.
- Mon véritable père n’a pas hésité à tous nous massacrer, ma mère m’a toujours menti sur mes origines, mon père d’adoption -je n’ai pas besoin de te faire un dessin tu l’as vu par toi-même - et enfin mes chers frères n’ont pas hésité à s’allier à Viktor pour me détruire. Tu comprendras donc que j’ai un léger problème avec le concept de « confiance ».
Décidément, mettre des mots sur des émotions qu’il s’était évertué à étouffer depuis toujours – même bien avant sa transformation- était une réelle épreuve. Il se mit tout d’un coup à maudire Noura pour lui avoir soufflé cette idée absurde de discussion père-fils. C’était injuste et d’une mauvaise foi affligeante, il le savait pertinemment, mais, là, tout de suite, il avait besoin d’un bouc émissaire responsable de son embarras.
- J’étais convaincu qu’elle finirait par partir, qu’elle s’apercevrait tôt ou tard que je n’étais pas celui qui lui fallait. J’ai simplement pris les devants. C’est plus facile de rejeter les autres avant qu’ils nous rejettent, continua-t-il. Mais tu sais de quoi je parle, pas vrai ?
Ivan se troubla et baissa à nouveau la tête.
- Parce que c’est ce que tu fais aussi. Tu t’éloignes d’eux parce que tu es persuadé qu’ils finiront par te rejeter un jour ou l’autre parce que tu es différent, N’est-ce pas ?
Il saisit le menton d’Ivan pour l’obliger à lui faire face.
- Mais il y a une grande différence entre nous, Ivan : je n’avais pas une famille comme la tienne avec un père qui t’aime, une sœur attentionnée et une tante, qui aussi horripilante soit-elle, serait prête à donner sa vie pour vous. Quoi que tu fasses, aussi différent sois-tu, ils ne t’abandonneront pas….
Il s’interrompit avant de reprendre presque dans un murmure :
- Tout comme ta mère ne m’aurait pas quitté…mais ça je m’en suis rendu compte trop tard.
Ivan se détourna pour dissimuler les larmes qui lui brouillaient la vue et qu’il peinait de plus en plus à contenir.
- Qu’est-ce que vous l’avez aimée au moins ? hasarda le jeune homme d’une voix étranglée.
La gorge de Klaus se serra soudainement face à cette question inattendue. Il garda le silence un long moment, hésitant à se mettre complètement à découvert pour la première fois. Il se contenta d’abord d’acquiescer timidement de la tête.
- Je l’aimais, finit-il par avouer au prix d’indicibles efforts. Mal, mais je l’aimais plus que tout.
******
Après avoir laissé Klaus seul avec Ivan, Noura avait préféré s’isoler dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit. Soudain terriblement lasse, elle se recroquevilla sur elle-même et s’efforça de contenir sa curiosité qui la poussait à laisser traîner une oreille du côté de la chambre d’Ivan. Elle devait bien reconnaître que l’attitude du vampire depuis leur retour la désarçonnait quelque peu. Il semblait réellement affecté par ce qui s’était passé et son soudain revirement au sujet d’Ivan, bien qu’elle en était soulagée, la troublait. Elle n’avait jamais vu en lui qu’un homme qui avait fait souffrir sa sœur puis un monstre dépourvu de toute humanité. Du moins, après tout ce qu’il leur avait fait subir, c’était ce dont elle avait voulu se convaincre.
Elle ne connaissait pas les réels sentiments de Klaus mais elle n’avait pu ignorer ceux de sa sœur pour lui. Elle avait préféré au cours de ces années occulter complètement cette idée plus que dérangeante. Cela lui avait été d’autant plus aisé qu’Anya n’en avait jamais laissé rien paraître en sa présence. Jamais sauf une fois, il y avait plus de vingt ans par une journée froide d’hiver semblable à celle qu’ils connaissaient ce jour-là.
Derrière ses paupières closes, Noura revoyait les plaines enneigées qui s’étendaient à pertes de vue autour de leur village engourdi par le froid. Elle entendait, comme si elle y était, les clameurs provoquées par le départ des hommes pour la chasse ce matin-là. Avec l’hiver qui avait débuté beaucoup trop tôt cette année-là, les réserves de nourritures s’étaient rapidement amoindries et le gibier aux alentours du village s’était raréfié de manière inquiétante. Les chasseurs devaient s’éloigner toujours davantage et toujours plus longtemps pour en trouver.
Ils étaient partis depuis peu lorsqu’Anya avait ressenti les premières douleurs de l’accouchement. La naissance d’Ivan n’était pas prévue aussi tôt. Mais sa sœur était si faible depuis qu’elle avait jeté ce maudit sort, que c’était déjà un vrai miracle qu’elle ait tenu aussi longtemps. Noura se souvint de la panique qui l’avait envahie et surtout de son impuissance face à l’obstination de son aînée à ne vouloir personne d’autre qu’elle à son chevet. Elle n’avait alors qu’à peine 17 ans. Waleda, qui avait mis au monde la plupart des enfants du village, l’avait toujours tenue à l’écart de cette activité, la traitant d’écervelée ingérable.
Elle avait voulu croire que l’entêtement d’Anya était motivé par la honte de ce que les habitants allaient dire en se rendant compte que le père de cet enfant ne pouvait pas être Milan. En réalité, Noura s’était toujours voilé la face. La vérité, aussi dérangeante soit-elle, c’était qu’Anya espérait que cela se passe mal. Et les semaines qui suivirent n’avaient fait que la conforter dans cette idée. Elle l’avait vue dépérir, l’avait entendue pleurer jour et nuit. Et une nuit alors qu’une violente fièvre la terrassait et qu’elle la veillait, Anya avait laissé échapper ce nom que Noura haïssait plus que tout. Pourtant au travers des lèvres blêmes de sa soeur, il résonnait comme un appel ou plutôt une supplique. Noura avait alors compris que si Milan n’avait pas été là à ce moment là, Anya aurait certainement tout fait pour retrouver Klaus et le rejoindre malgré tout ce qui s’était passé. Et si elle avait pu encore avoir un doute, les circonstances de sa mort et le récit embarrassé qu’en avait fait Elijah les avait définitivement levés. Aussi aberrant que cela lui paraissait, sa sœur avait aimé cet homme au point de perdre la vie pour lui.
Toute à ces douloureux souvenirs, Noura n’avait pas perçu la présence d’Elijah. Il pénétra avec d’infinies précautions dans la chambre. Il avait cru un instant en la voyant paisiblement allongée, les yeux clos, qu’elle s’était assoupie. Il s’apprêtait à ressortir lorsque qu’un sanglot étouffé la fit tressaillir. Il s’approcha sans bruit et vint s’asseoir à ses côtés. Effleurant à peine sa joue, il effaça une larme qui s’était écoulée et se perdait dans la commissure de ses lèvres. Sans même ouvrir les yeux, Noura se saisit de cette main réconfortante et en profita pour attirer son propriétaire à elle. Son souffle chaud et le contact de ses lèvres sur sa peau chassèrent en un instant les images pénibles qui étaient revenues la hanter. Elle n’avait alors qu’une envie : c’était de se laisser aller à ces caresses qui perdaient peu à peu de leur douceur pour faire place à une impatience que ni l’un ni l’autre ne voulait contenir.