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La Coda de Mister Gass - William H. Gass - Middle C (Knopf, 2013) par Pierre Pigot

Par Fric Frac Club
La Coda de Mister Gass - William H. Gass - Middle C (Knopf, 2013) par Pierre Pigot Spätstil – On imagine bien le vieux Beethoven, complètement sourd, martelant de ses poings noueux un clavier depuis longtemps martyrisé. Il y a cette situation dans toute vie d'artiste, à l'heure des âges bibliques et des œuvres complètes, où se pose la question de la possible émergence d'un style tardif : une énième transformation qui, plutôt qu'elle n'incarne une nouvelle variation, ne porte le regard que vers sa propre intériorité, son propre reflet dans le miroir de l'âme. Qu'en pouvait-il être pour William Gass, 90 ans l'an prochain, à l'heure de publier ce qu'il sait être, non pas son dernier livre, mais à coup sûr son dernier roman ? Il aurait pu y avoir une occasion de pousser ses dons de mage noir du langage jusqu'à une nouvelle extrémité, l'audace de celui qui n'a plus aucune place à conquérir ni à défendre dans l'histoire littéraire ; ou bien, un retissage rétrospectif de tous les motifs qui ont parcouru les âmes tourmentées, malsaines ou perturbées, de ses créatures de mots. Mais non, rien de tout cela. Middle C est une pierre supplémentaire apportée à un édifice déjà imposant, mais n'a rien de la folie du Kamtchatka qui aurait pu remettre la critique cul par dessus tête. Comme si Le Tunnel avait tout entier dévoré ambitions et démons pourvoyeurs d'énergies avant-gardistes : on ne peut écrire qu'une seule Neuvième. Onomastique – Tout est dans le nom de l'anti-héros, Joseph Skizzen : l'esquisse allemande du mensonge qui se bâtit pas à pas avec une opiniâtreté rampante, la schizophrénie des passés parallèles et contradictoires qui transforme une vie médiocre en chef-d'œuvre ignoré de la manipulation des faits et des savoirs vue comme mode d'existence intrinsèque – et jusqu'à ce double Z qui, chaque fois qu'on le croise sur la page du roman, trace deux éclairs concomittants, deux trajectoires, celle du père disparu et celle du fils naufragé, qui se disputent la palme de la dissimulation, deux déchirures dans l'espace blanc où s'accumulent les mots et qui signalent chaque fois le trouble que le discours opère sur son lecteur. Couche après couche de projets, de tentatives, d'hésitations, qui comme chez son idole Henry James permettent à Gass de dresser le portrait en creux d'un personnage qu'une représentation directe annihilerait aux yeux de ses lecteurs. Skizzen est un professeur de musicologie qui sait à peine jouer du piano et s'est choisi une spécialité (Arnold Schoenberg et le dodécaphonisme) inconnue du patelin où il enseigne. Ses cours sont des amas d'anecdotes rassies dont le cours sinueux sert de paravent au vide d'une pensée qui ne peut que s'enrouler autour d'une monomanie particulière. C'est comme si, avec ce sous-artiste fake, William Gass s'offrait malicieusement l'image atrocement déformée du professeur émérite et de l'écrivain génial qu'il a été toute sa vie : l'esquisse, justement, d'un de ces döppelganger qui abondent dans les récits fantastiques de James, fantômes venus signifier aux vivants la véritable clé de voûte de leur existence. Middle C serait à sa manière un exorcisme, un exercice apotropaïque à l'heure où l'on compose ses derniers lieder : une conjuration du raté qui n'a pas eu lieu, mais qui jusqu'à l'heure de la mort sommeille encore, potentiel, dans les limbes de tout récit personnel. La Coda de Mister Gass - William H. Gass - Middle C (Knopf, 2013) par Pierre Pigot Penny Putnam & Shauna Holiman, Whirlygig, 2009. Atlas – On sait que Gass écrit toujours par fragments où le langage infuse entre alambic et becher de l'écriture, fragments qu'il ajointe ensuite savamment jusqu'à obtenir, avec une patience de lépidoptériste, en romans dont la longue durée de conception n'est pas seulement le gage quelque peu banal de leur qualité, mais surtout le laboratoire nécessaire à ce que la « nécessité intérieure » du projet puisse se montrer résistante à l'impatience naturelle du créateur. Dans Middle C, ici ou là, flotte l'impression que les intensités différentes ne se tiennent pas, justement, avec la même nécessité. Gass, volontairement ou non, y révèle la faille de son style : lorsqu'il doit composer avec les éléments factuels que tout récit un peu réaliste appelle de ses vœux, l'attention au détail de la prose reste intacte mais sa force interne, son regard paradoxalement mêlé de colère et de gourmandise qu'il laisse tomber sur chaque mot employé avant de le juger ou de le laisser libre, vacille comme une flamme de chandelle que caresse le souffle de proses moins distinctes. Mais lorsqu'il ne se sent plus ligoté par ces brèves conventions, ces ajointages de la fiction vécue comme seule fiction, alors le voile légèrement terne jeté sur sa prose se lève, et les mots à nouveau s'entrechoquent comme les notes, les traits et les indications innombrables sur une partition de Mahler : soudain le tourbillon se met en branle, non pas chaotique ou confus, mais au contraire animé d'un mouvement qui n'est qu'implacable clarté, tenue rigoureuse de la complexité des émotions et des images, collisions décomposées avec la science d'un Muybridge. L'une des occupations de Skizzen, dans le grenier de la maison où il vit avec sa mère, est l'établissement d'un « musée de l'inhumanité », où sont collectés en amas de papier mais surtout en montages d'images, tous les malheurs et les atrocités que l'humanité entretient et commet contre elle-même, depuis les grandes orgues ténébreuses jusqu'au détail trivial le plus insensé. C'est un collage créé par un monomane de l'histoire, qui n'est pas sans rapport avec ceux qu'on peut voir dans les séries peuplées de serial killers (et Gass ne commet pas l'erreur de faire semblant d'ignorer cette analogie) ; c'est aussi un atlas historique dépourvu de toute dialectique, presque une inversion sarcastique de celui de Warburg, qui parodie de manière sacrilège la manière dont le savoir, ce savoir que Gass a enseigné toute sa vie, se construit et se transmet ; c'est enfin l'image inattendue d'un « tableau dans le tableau », d'une méthode de collage et réassemblage que Gass a pratiquée durant des décennies, et que Skizzen, découpant les mots et les photos des journaux, dégrade en une méthode asséchée et statique, dont pas plus qu'avec les fragments misérables de ses cours de musique, il ne peut sortir la moindre étincelle authentique qui puisse aller au-delà de la fascination et de la rancœur. Abendrot – Le dernier roman de Gass, pris au seul niveau stylistique, n'est donc que la confirmation, toujours aussi techniquement impressionnante mais sans réelle surprise, de tout ce que nous connaissions et attendions. « Le roman le plus beau, le plus complexe, le plus perturbant qui ait été publié de mon vivant » : c'est ainsi que le critique Michael Silverblatt saluait en 1995 la parution du Tunnel. Middle C ressemble moins à ce glorieux prédécesseur, qu'aux novellas de Sonate cartésienne, avec leurs personnages devenus translucides au cœur de leurs prisons d'objets et d'affects, ou détournés de leur chemin par des personnalités trop écrasantes – une sonate portée aux dimensions d'un roman, plutôt qu'une symphonie de chambre aux mots malmenés. Rien, cependant, dans Middle C, ne fait penser à la mélancolie d'une conclusion ou à la plongée dans ce « rouge du couchant » qui semble appeler les vieux artistes à l'heure de tirer leurs conclusions. Ce last novel se tient grave et résolu, solide et l'œil perçant, taillé dans un roc sans faille à l'instar de tous ses grands frères, sans rien montrer de l'inquiétude ou du regret qui guettent dans les coulisses du dernier opéra ; et il n'y a que notre certitude des limites de l'existence humaine, qui puisse venir dans l'esprit du lecteur colorer ce livre selon le dernier mot qui inévitablement viendra.

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