Albin Michel, bibliothèque Idées, 2013.
J-L Amselle a effectué son enquête entre 2008 et 2012, au Pérou et en France. Il s’est intéressé plus particulièrement (mais pas seulement) à l’utilisation d’une plante : l’ayahuasca présentée par ses usagers comme une des plantes « enseignantes », « directrices », « maîtresses ». (p.81) Il a réalisé 50 entretiens enregistrés, en espagnol, français ou anglais. L’auteur a choisi non une enquête localisée et un séjour prolongé mais plutôt de tendre vers une certaine exhaustivité : une sociologie des discours des différents acteurs intervenants au sein de la « filière » chamanique (p.19), une sociologie multi-située ou extensive (p.20). Pour cela il a interviewé chamanes autochtones, métis ou étrangers, adeptes nationaux ou étrangers, « touristes » médicaux ou psychédéliques, promoteurs anthropologues, écrivains, documentaristes…
Son objectif n’est pas une observation participante passant par l’expérimentation du produit mais de déconstruire le discours chamanique, replacé dans une historicité et envisagé comme une co-construction. Il en met ainsi en lumière les principaux ressorts : primitivisme, romantisme… et étudie les différents « bricolages » opérés par plusieurs chamanes, plus ou moins renommés. La déconstruction passe d’abord par un examen minutieux des mots dont il restitue la complexité : chamanisme, touriste, ethnie… Par l’enquête, il explore aussi les différents points de vue des « clients », leurs parcours, les expériences, leurs motivations…
L’auteur évoque une nouvelle configuration marquée par la fin des grands récits et notamment ceux centrés sur la psychanalyse, le marxisme et les droits de l’homme. (p.65) Appartenant à une génération qui a « baigné » dans ceux-ci, il place son analyse dans le cadre critique de leurs corollaires négatifs : chamanisme, libéralisme et relativisme. Tandis que les grands récits encadraient l’individu, l’intégraient dans un collectif, il est désormais seul. Amselle parle du développement d’un véritable marché de l’angoisse. (p.93) C’est d’ailleurs sous cet angle, celui d’un marché, qu’il étudie le chamanisme amazonien. L’auteur utilise ainsi sciemment un langage économique : si tous les grands entrepreneurs[1] chamaniques (…) ont effectivement l’ayahuasca dans leur « portefeuille » d’activités, ceux qui sont au-dessous d’eux dans la hiérarchie peuvent affirmer leur différence et se délimiter une sorte de niche de marché en se réclamant d’autres spécialités ou d’autres plantes (p.125). Il étude les positionnements de chacun dans ce marché, les relations entre les différents acteurs, parmi lesquels les anthropologues.
Les anthropologues sont partie prenante dans l’émergence du chamanisme amazonien et sa promotion. C’est par ce biais que les interrogations sur la discipline deviennent directement pertinentes et ne transforment pas le livre en traité d’épistémologie à la lecture fastidieuse voire rebutante. Il dénonce la confusion entre l’aspect scientifique et l’aspect spirituel (p.166) ou encore la manière dont des chercheurs (de différentes disciplines) ou médecins occidentaux convertis cautionnent et donnent une légitimité au chamanisme. Quand notamment les anthropologues croient au pouvoir surnaturel des chamanes cela pose déjà problème s’ils alimentent un discours scientifique en des termes qui reprennent une anthropologie que l’on croyait dépassée : en évoquant la forêt et les plantes originelles, des cultures primitives sans contacts, isolées… Par exemple, l’idée de rupture totale entre chamanisme traditionnel et néo-chamanisme revient à passer sous silence tous les échanges qui ont pu exister entre les groupes autochtones avant la colonisation espagnole de même que tous les emprunts qui ont pu être effectués par les communautés natives en matière culturelle et religieuse depuis la conquête espagnole (p.49). Amselle reprend ici les thèses développées dans Branchements[2].
Mais le problème fondamental que pose l’effacement de la frontière entre science et surnaturel c’est la remise en cause du rationalisme occidental par des scientifiques (P.88). Autrefois les anthropologues traitaient la sorcellerie comme un système de croyances et non comme un phénomène existant réellement (p.46) Plus loin il évoque en opposition une approche scientifique qui consiste à distinguer le sujet de l’objet (P.93). Amselle pose là la question essentielle de la scientificité réelle des travaux d’anthropologues-militants mais aussi de leur instrumentalisation puisqu’ils participent de la co-construction du discours chamanique. Le problème est d’autant plus important qu’il concerne à la fois certains chercheurs établis et des anthropologues déclassés qui, dans la lignée de Castaneda et du new-age se convertissent et se recyclent en devenant à leur tour chamanes. Le refus de consommer l’ayahuasca cristallise l’opposition d’Amselle à une posture qui consiste à être initié pour connaître de l’intérieur. Qu’apporterait de plus la prise du produit ? Faut-il être absorbé par l’Autre pour le comprendre ? Est-il alors encore possible dans ces conditions-là de délivrer un discours scientifique ? Amselle démontre de manière convaincante que non.
Un troisième niveau de lecture permet d’accéder à l’anthropologie d’Amselle. Il est d’abord vivifiant qu’un anthropologue établi ne ronge pas le même os pendant toute une carrière ou ne soit pas soumis aux seules contraintes d’une recherche sous contrat (ce qui confronte certes le chercheur au problème du financement). J-L Amselle change ainsi de continent, part enquêter au Pérou, aiguillonné par une curiosité personnelle.
Son livre diffère notablement des précédents que l’on peut classer dans la catégorie « essais ». Conséquence directe, cet ouvrage est d’une lecture aisée dans la mesure où il s’appuie sur une enquête alors que l’immense érudition des précédents en rendait la lecture ardue pour le lecteur pas ou peu érudit. Ce qui ne signifie pas qu’Amselle, pour toucher un public plus étendu, ait renoncé à un travail exigeant et documenté et à prendre de la hauteur pour étudier ce phénomène du chamanisme amazonien.
Enfin, il convient de noter quelques « nouveautés » comme l’apparition de citations de ses interlocuteurs, même si on peut regretter qu’Amselle ne décortique pas davantage les propos, les confinant à un rôle d’illustration.
Bien que l’on n’apprenne pas grand-chose sur le déroulement effectif de l’enquête, – a-t-il assisté à des cérémonies, a-t-il séjourné dans les centres qu’ils évoquent, quelles relations a-t-il noué avec les interviewés… ? – Amselle indique pourtant un point de vue personnel, d’où il parle. Et puisqu’il est question d’observation participante, il faut ici aborder la sempiternelle question de la participation de l’observateur et celle de son implication dans la vie des acteurs du terrain étudié, en l’occurrence ici tout ce qui tourne autour de la prise de l’ayahuasca (p.20). Alors que « sempiternelle » suggère un agacement latent, remarquons en premier lieu que ses explications quant à la non-consommation de la plante sont un éclairage important pour le lecteur. Plus étonnant, malgré cette réticence, dans une partie titrée Tropiques du moi (pp.68-74), Amselle fait un « inventaire » de ses confrontations au « surnaturel » au cours de ses enquêtes africaines mais va surtout plus loin en évoquant sa propre psychanalyse, les relations entre psychanalyse et chamanisme, l’influence de son parcours personnel dans la « pulsion » qui l’a conduit à enquêter en Amazonie.
Colette Milhé
[1] Même si dans ce chapitre il faut entendre ce terme au sens de Baker : « militant » ou « entrepreneur de morale ».
[2] Amselle Jean-Loup, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.