Aphorisme. Ferveur. Vocable démodé, oublié, pourtant igné, tel un paysage andalou. À Collioure, loin de Séville et de la femme aimée, meurt le poète Antonio Machado, le corps calciné par l’épuisement. Paysage enlisé dans la douleur. On a lu le dernier roman de Marie-Christine Arbour, Chinetoque.
En septembre, Alice se balade sur Broadway. À Vancouver. Depuis deux semaines, elle passe devant un magasin à la devanture sale. Elle entre et s’achète une barre de chocolat. Elle se dirige vers la caisse, un Asiatique apparaît. Il est « admirablement fignolé, au visage fin et pur. » À partir de cet instant, la vie insipide d’Alice se tisse d’un point d’ancrage qu’elle a volontairement égaré après sa rupture d’avec Doug, un musicien qui l’a déçue. Il n’assumait rien, surtout pas une éventuelle paternité, Alice s’est fait avorter. Il ne vit que pour sa musique. Traductrice, elle a démissionné de la Compagnie « nouvel âge » pour laquelle elle travaillait. En quelque sorte, Alice est brisée.
À mesure qu’elle fera la connaissance de Will, Chinois de famille aristocratique, qui a subi les humiliations de la Révolution, des séquences de son passé surgiront — on pense à un patchwork —, qui s’assimileront aux événements présents. Marches désabusées dans son quartier sordide jusqu’à la boutique délabrée de Will ; des portraits affublés de leurs intimes souvenirs s’animeront, comme pour déconstruire la souffrance. À cinq ans, l’ombre coupable du père, l’affection indéfectible de la mère. Petite fille, la tendresse de son ami Stéphane, enfant « corpulent », moqué à l’école. Il tient des propos d’adulte, il est un génie. À vingt ans, un mois d’amour avec John, qu’elle rencontre chez les Hare Krishna, il veut devenir swâni. Partir en Inde. Une aventure d’une nuit avec une femme très belle, traductrice comme elle. Tableaux perçus de Montréal, la distance n’abolit rien contrairement à la mémoire qui peut nous attirer vers le vide. Cinq ans plus tôt, elle a choisi de s’exiler en Colombie-Britannique, donnant suite à l’offre d’un poste de traductrice. Son périple sentimental s’achève après que Doug ait choisi la musique, dédaignant une vie paisible aux côtés d’Alice, tellement prévenante, tellement généreuse quand il s’agit d’aimer un être possédé d’un don inestimable. Elle-même voudrait devenir écrivaine, l’inspiration lui manque. Elle a besoin que l’amour peuple sa maison intérieure pour se consacrer à un art qui lui viendrait uniquement des valeurs intrinsèques de son partenaire. L’autre n’est-il pas un perpétuel printemps nourrissant la nature autour de lui ? Alice est ainsi, une jeune femme de trente-trois ans, incapable de supporter les demi-mesures. Une flamme qui s’alimente au combustible passionnel de la chair.
Les visages du passé se fracturant, Alice aimera Will d’un amour fou. Depuis quinze ans, il est marié à une Chinoise insupportable, a un fils de dix ans. Il écrit et calligraphie de la poésie. Exilé de Pékin, il a américanisé son prénom. Will. Il fait des pugilats pour subvenir aux besoins de son fils dont la mère, avide d’argent, a la garde. Les images douloureuses de l’un et de l’autre se conjuguant, ils apprendront que la vie est une merveilleuse entreprise qu’il faut savoir diriger malgré les aléas jonchant le parcours. Chemin singulier et nocturne, qu’ils saturent d’insolites fréquentations, comme nous n’en rencontrons que dans les romans de Marie-Christine Arbour.
Alice se dépouillera de ce qui l’étouffe, du superflu de son corps jusqu’au corps lui-même, avant d’atteindre l’aspect recomposé d’une femme aimant un homme qu’elle ne veut pas perdre, ce qu’elle a risqué en faisant que les choses de l’art deviennent visibles… Les miroirs s’avèrent des outils de diffraction qui opacifient le mystère d’un être insoumis aux situations trop vite banalisées.
Roman éclaté, histoire déroutante que rythme l’écriture musicalement syncopée de Marie-Christine
Arbour. Si on a ressenti un certain relâchement dans l’ensemble de la trame narrative, l’auteure nous ayant habituée à plus de rigueur, son style particulier s’affirme d’un livre à l’autre. Courtes phrases réflexives qui entrecoupent le récit, tel le poète filigrané invitant le lecteur à remonter dans le temps, cette fois avec Alice et sa mère, Will et son fils. Sans oublier Bruce Lee et Espérance, chats de compagnonnage, parents de trois chatons. Alice continuera à traverser les miroirs. Une vocation. L’inconnu n’est-il pas porteur de mots vivifiants, comme elle le croit ?Chinetoque, Marie-Christine Arbour, Éditions Triptyque, Montréal, 2013, 225 pages
Notes bibliographiques
Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du
Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmeset Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu. Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire :(http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)