Le côté sombre. Il y a un peu de vérité dans ce nom de groupe. Darkside, ou l’alchimie de deux antithèses du spectre musical existant. D’un côté, Nicolas Jaar, qu’on ne présente même plus : chil(l)ien de profession, américain d’adoption, magicien de passion. De l’autre, Dave Harrington, new-yorkais dont on ne sait pas grand chose, si ce n’est son amour pour les guitares, les basses, les contrebasses et les mélodies psychédéliques. A gauche, le génie mélodique et rythmique. A droite, le fou technique et sonore. Darkside forme donc cette montgolfière à élévation rapide, à combustion lente, projetant au cœur d’une toile en lin un mélange de poussière et d’étincelles. Psychic, sa dernière création, est un produit vaporeux, inélégant, inquiétant, et quoiqu’on en dise, profondément vivant.
Virgin Radio, NRJ et l’avortement raté de Gaïa
Malgré les apparences, Darkside n’est pas né de la dernière pluie. Vraisemblablement apparu en 2011, au cours d’une séance de composition dans une chambre d’hôtel à Berlin, lorsque Jaar et Harrington – à l’époque, Dave était un des musiciens de scène de Jaar, l’accompagnant pour la tournée de son premier album, Space is only Noise – ont vu leur converter exploser et transformer ladite chambre en camion vaporifique. S’en est suivie une séance de (re)composition à Brooklyn, une fois la tournée achevée, et un premier « trois-titres » salué par la critique, Darkside EP, paru chez Clown & Sunset. Depuis, de l’eau noire a coulé sous les ponts glacés. Nicolas Jaar a compris et intégré, plus qu’à merveille, l’importance des voix et des guitares, qu’elles soient basses, sèches ou électroacoustiques. Après diverses représentations dans divers endroits à fort potentiel de concentration de hipsters (genre le Music Hall of Williamsburg ou encore le Moma de New-York), nos deux compères n’en perdent pas moins le sens des affaires, et révèlent le 21 juin 2013, à la face d’un monde englué par un Get Lucky sorti à toutes les sauces, le projet Daftside, un remix complet de Random Access Memories. Bonheur auditif garanti, et notoriété grand public assurée. Trois mois plus tard, le fossé culturel qu’avait créé le projet Daftside entre les néo-fans de musique électronique (les mecs qui écoutent Virgin Radio, en gros), les pseudo-fans de musique électronique (les auditeurs de NRJ), et les autres, s’est agrandi. Il est devenu boueux. Impossible pour Virgin ou NRJ de traverser le torrent de terre mouillée qui les sépare de Psychic, au risque de se faire emporter par une vague d’auditeurs peu enclins à se mouiller les tympans. Car Psychic est la confirmation du génie de Nicolas Jaar et de Dave Harrington. Moins l’enfant de Darkside EP que son parrain, plus l’oncle mafieux que l’adolescente rebelle. Plutôt l’avortement raté de Gaïa que l’accouchement raté d’Athéna.
Faire du parasite un paradis
Psychic débute avec Golden Arrow, un monstre de 11 minutes et 20 secondes, qui donne l’étrange impression de ne jamais commencer, ou du moins de finir beaucoup trop vite. L’univers ordinaire de Jaar (re)commence à nous pénétrer, puissant. Les mêmes synthés qui nous ont fait vibrer et douter sur la capacité mentale de son commanditaire ressurgissent, puissants. On pense aux sons stratosphériques de Space is Only Noise, à son Longplay « Ines », chef d’œuvre de près de 12 minutes, aux tubes Mi Mujer et The Ego, en association avec Theatre Roosevelt. Tout refait surface, tout semble clair, simple, et l’on s’attend à recevoir un câlin ténébreux de la part des effluves du chilien. Rien de tout ça ne se passe. Une fois les violons à l’agonie, le kick, légendaire, profond, lourd, s’installe. Débute alors une dérangeante chorégraphie de panoramiques changeants, presque vertigineuse. Psychic s’écoute évidemment au casque. Jaar et Harrington jouent avec nos tympans. Ils distillent dans votre oreille droite un bruit de moustique fou, tandis que dans la gauche, les synthés et les papillons de nuit s’entremêlent. Puis reviennent s’installer dans votre zone auditive, celle bien au milieu, là. Le calme, puis la tempête. Au tour de la caisse blanche de s’installer, puis des guitares, puis des voix – extraordinaires, les voix – puis des basses. Les papillons de nuit et les moustiques sont toujours présents dans le fond de vos écouteurs, à la différence près qu’ils ne vous dérangent plus. Là est l’incroyable talent de Darkside : faire du parasite un paradis.
L’univers Jaar cède, tout en fondu, sa place à l’univers Harrington. Les basses sont douces mais vibrent. Vous vous redressez, fiers, le menton toisant les gens qui osent croiser votre regard dans cette rame de métro sordide. Comme dans tout roman, comme dans toute histoire, on ne comprend qui tire les ficelles qu’à la fin. Viennent justement les cordes. Guitares romantiques, romanesques, chevaleresques. On croirait voir débarquer un Lucky Luke mal rasé, sombre, écarter les dernières brumes de la nuit, trainant dans les graviers et à la force de son canasson rouge sang un violeur récidiviste. Et puis, comme au cinéma, le générique défile, monotone. C’est fini, les lumières se rallument, on s’allume une clope en essayant de se faire un avis sur ce qu’on vient de voir. Au bout d’un temps, on s’en fout, on oublie. On réécoute, plus assuré, ce fluide capable de mêler aussi imperceptiblement songe et réalité.
L’Atlantique, la Méditerranée
Après Golden Arrow, pièce maitresse de l’œuvre, arrive Sitra, pion d’une minute et 23 secondes. Moins un morceau à part entière qu’une pièce introductive à la romanesque Heart, Sitra prolonge et guide l’oreille sur la tonalité de ce qui va suivre : Psychic n’est pas un album, c’est un conte. Un rêve éveillé, dont cette mélodie au piano peine à nous faire sortir. On sombre. Les chevaliers arrivent, mutants, arrivant au sommet d’une colline noyée par le sang déjà versé par une horde d’ennemis invisibles. Chevaliers sans têtes, se battant probablement contre des moulins en forme de cartes à jouer, celui représentant l’as de cœur étant entouré par les représentants des trois autres symboles. Car il est question de bataille amoureuse, dans cette ode très pop rock de ce que tout un chacun a vécu. La montée instrumentale est presque trop courte, et le temps d’un accord mineur plaqué contre une voix suraigüe, on croirait entendre Matthieu Chedid dévaler la pente, accompagné de sa guitare de contexte. Evidemment, à la fin, le cœur meurt. Sauf que là, ce n’est pas le notre qu’on tue. C’est le sien, qu’on traîne sur des sentiers de papier creusés par une mélodie groovy à souhait. On rebondit, heureux d’avoir enfin poignardé l’amour, trottinant à la conquête d’on ne sait quoi, à la manière d’un Tarantino qui revisiterai un western spaghetti. Paper trails on a montain, and fruits on the table, a wooden house to live in, a baby to care. Un bébé qui grandit, dont l’enfance bercée par les cauchemars est métaphorisée dans le glaçant The Only Shrine i’ve Seen. Mais de quel « sanctuaire » parlent-ils, dont ils seraient les seuls à avoir vu ? On vous laisse deviner.
En dépit de celui de l’amour, on pourra retrouver celui de l’enfance perdue au travers de Freak, Go Home. Les premières drogues adolescentes, les premières déceptions face aux méchants adultes, qui finalement forgent une existence toute entière. Le monstre, ici, c’est nous. Nous sommes seuls, uniques, face à ce miroir qui réfléchit une image dégueulasse, entouré de rouille et éclairé d’une ampoule, fils apparent inclus, qui grésille tous les quatre matins, mais qui ne lâche pas. Les poils naissent mais ne fleurissent pas, l’émerveillement face au monde ne ternit pas, mais se métamorphose en curiosité. C’est quoi cette merde ? C’est la vie, rentrons à la maison.
Après quelques années passées à observer les filets de lumière filtrés par les stores de sa chambre, notre adolescent claque la porte parentale et voyage. La mélodie est dissonante. Qu’est-ce que je fous là, putain, au milieu des lumières grecques et de cet air méditerranéen moisi ? Pas grand chose, c’est sûr, mais au moins tu chantes, et pas n’importe comment. Vers le droit chemin. Metatron clôt Psychic, comme l’océan Atlantique clôt la Méditerranée : avec à sa porte, des milliers de morts, dont l’imagination tronquée leur a fait espérer un monde meilleur, de l’autre côté. Peut-être n’est-il que fictif, ce monde meilleur. Peut-être eut-il fallu rester au chaud, cassant cette flèche d’or qui, au final, ne nous berce que d’illusions grotesques. C’est, en quelque sorte, un sacré dilemme psychique.
Psychic sort officiellement le 8 octobre. Vous pouvez le précommander en cliquant ici.