Magazine Journal intime

Où il est question de larmes et de sang

Par Vivresansargent

12/10/13

Après dix jours de vendanges, il m’a fallu retourner à Reims, là où j’avais laissé le chemin de Compostelle, le GR 654 et ma cape de super pèlerin, au pied de la splendide cathédrale, où s’est jouée une scène importante de l’histoire de France, le sacre de Clovis, roi des Francs. J’ai profité d’être en ville pour laver mon linge. Pour dire vrai, je n’avais pas le choix, cette mission était obligatoire. Les vendanges laissent des traces. Mes vêtements étaient tellement imbibés de jus de raisin trop sucré, de terre collante, de pluie acide et même de sang, qu’il n’était presque pas possible de les plier et de les ranger dans mon sac à dos. Un SDF, Sans Dignes Fringues, un vrai !

Ce matin donc, je reprends la route, seul, en direction du sud. Je traverse à nouveau les vallées de la Champagne, envahies de mille et une parcelles de vignes protégées par une brume épaisse, percée ça et là, par un soleil tout juste levé mais déjà fier et gueulant comme un coq. A perte de vue, des vignes parsemées de véhicules utilitaires de toutes tailles et de toutes formes, de dizaines de tracteurs dont les gyrophares oranges semblent communiquer entre eux et de centaines de vendangeurs au travail, harnachés dans des cirés et autres vêtements protecteurs mais trop lourds et encombrant. Ce spectacle n’est visible que durant quelques jours dans l’année. La région est en effervescence. Tout, ici, tourne autour du champagne. Les têtes tournent.

Je ne suis plus vendangeur depuis hier et du haut de mon statut de pèlerin, retrouvé avec joie, ce paysage prend une toute nouvelle dimension. Les jours précédents, la tête dans le guidon, le sécateur à la main et la capuche sur le nez, je n’ai pas pris le temps de savourer l’atmosphère de ce coin de France, si chargé d’histoire. Aujourd’hui, je passe devant de vastes cimetières militaires aux milliers de fluettes croix blanches. Une croix, un soldat mort. Un carnage, une hécatombe. C’était hier. Tant d’hommes s’entre-tuant. Tant de souffrance. Tant de sang souillant la terre. L’atmosphère est spéciale, froide et paisible, triste et magnifique. Froide et triste car des hommes sont morts ici. Paisible et magnifique car la vie continue, toujours.

Aujourd’hui, sur ces terres pétillantes, se joue une autre drôle de guerre, une histoire de gros sous. Des dizaines, des centaines, peut être des milliers de producteurs de Champagne se font la guerre pour vendre toujours mieux, toujours plus, toujours plus chère, le précieux liquide qui fait la gloire du pays.

J’ai posé mon sac de pèlerin pour dix jours dans les vignes. Une aventure dans l’aventure. Être vendangeur est bien plus difficile que d’être pèlerin. Ce geste répétitif et éreintant. Le dos courbé, les seaux qui passent sans cesse entre les rangs, de bras en bras, les brouettes lourdes de plus de quatre vingt dix kilogrammes de raisin qu’il faut lever, pousser, traîner, la pluie froide, les pentes, le vent, les descentes, la boue, la pression du travail à la tâche, du rendement. Très vite, les plus fragiles explosent et quittent la scène, sous les huées et le mépris des plus forts. Le principe du salaire au rendement est simple, plus il y a du raisin en caisse, à la fin de la journée, plus le salaire est élevé. Le poids final est divisé par le nombre de cueilleurs qui composent l’équipe. Ce principe est un principe indigne de l’Homme. Les patrons nous rabâchent toute la journée que c’est dans notre intérêt de travailler dur et de nous casser le dos. C’est pour notre paye disent-ils. C’est vrai, évidement, mais ça sent la manipulation de base. En effet, ils se gardent bien de nous dirent que c’est aussi dans le leur. On travaille à s’arracher la peau des mains pour faire du poids mais, étonnement, aucun membre de l’équipe de cueilleurs n’est présent lors de la pesée de fin de journée. Il nous est demandé de faire confiance. Certains donc, font confiance, tant bien que mal, d’autres, pas du tout. L’ambiance est électrique et à l’image de notre société actuelle. La différence et la faiblesse ne sont pas permises ni même tolérées. Les plus faibles n’arrivent pas à suivre la cadence imposée par ce principe et malgré qu’ils puissent être des êtres de qualité, les plus rapides leurs collent une étoile jaune sur le front. Ils sont ceux qu’il faut éliminer au plus vite de l’équipe car ils retardent les autres et font baisser le rendement. Et, pire que tout, c’est nous, disent les plus forts physiquement, qui payons ces minables, ces fainéants. C’est intolérable, répètent-ils sans cesse, dans des accès de colère. Ces gens fragiles, venus ici pour travailler afin d’avoir un peu plus que rien, repartent avec trois petits sous en poche et un amour-propre aussi bas que leur joie de vivre, un torchon dans les mains, essuyant un nouvel échec.

En dix jours, j’ai vu beaucoup de souffrance. J’ai entendu nombre d’insulte. J’ai assisté à de nombreux conflits. J’ai vu un couple exploser en plein vol et des amis qui se disaient de toujours, se rendre compte qu’il ne l’étaient pas tant que ça. En dix jours, j’ai vu passer tant d’alcool et de drogue,  que je crois pouvoir dire que j’étais le seul au sang propre et à l’esprit clair. J’ai vu des litres de bière couler à flots et des buveurs hurlant, en me dévisageant, qu’ils étaient de « vrais bons vivants ».  J’ai vu des larmes couler à flot qui ne lavaient ni les joues ni les cœurs. J’ai vu tant de joints passer de mains en mains que l’avenir des dealers du coin semble aussi prometteur que celui des producteurs de champagne. Tous ces stimulants, ou plutôt pseudo stimulants, sont censés rendre la tâche moins ardue, en vain. C’est vrai que c’est dur. La difficulté de la tâche fait ressortir les vrais traits de caractère de chacun. Il n’y a pas un vendangeur qui fasse semblant d’être un autre, impossible. L’épreuve fait sauter la fine couche de politesse de certains et fait briller la colère que certains portent autour du cou, au bout de leurs chaînes. La dureté de l’exercice renforce aussi le cœur de ceux qui en ont un. Les vendanges sont un révélateur d’âme. Si vous voulez savoir quelle genre de personne vous êtes, vendangez !

Jadis, paraît-il, les vendangeurs étaient nourris et logés chez le vigneron. Tous autour d’une table, à recharger les batteries pour la journée du lendemain, avec du bon pain et du bon vin. Pour notre équipe, c’était « débrouillez vous les gars ! C’est bien marqué sur votre contrat que vous n’êtes pas logés ! ». Alors ils nous a fallu trouver plusieurs campements autour des vignes et nous passer d’eau et d’électricité. En dix jours, nous nous sommes douché deux fois seulement car le restaurant pour routier, proposant une douche à deux euros, était à plus de trente minutes en camionnette. Nous étions nombreux sans véhicule, donc, cinq ou six par camion, à slalomer sur les petites routes pour éviter la police et leurs menaçantes amendes. Drôle d’ambiance, pas vraiment propice au repos. Ces conditions difficiles expliquent, en partie, pourquoi les équipes, à la fin des vendanges, sont bien plus petites qu’au départ. Nos patrons nous disent qu’ils ne peuvent plus loger les cueilleurs car il y a trop de normes à respecter et trop d’investissements à faire pour ne pas être hors la loi. Donc, les cueilleurs sont dehors, plus simple. J’ose penser que d’autres vendangeurs étaient mieux pris en charge que nous, dans cette entreprise que je ne nommerais pas car qui sème des graines de discorde récolte des tonnes de discorde. C’est une loi de la nature.

Mais ce n’est pas tout. J’ai vu d’autres choses pendant ces vendanges. Chaque jour, j’ai vu le soleil se lever sur la vallée. J’ai fait quelques rencontres très intéressantes. Des échanges vrais et sincères. J’ai vu des sourires discrets mais efficaces. Des remerciements timides mais chaleureux. J’ai reçu un livre. J’ai vu de l’entre-aide et des mains frapper des épaules. J’ai vu du repos savouré et des sandwichs partagés. J’ai vu du vin se changer en eau et du courage en grappe faire un beau jus, une puissante potion magique donnant du cœur à l’ouvrage à ces quelques irréductibles Gaulois travaillant en silence et dans la joie.

Les vendanges, un vent d’ange ? Je n’en sais rien, je ne sais pas, je ne sais plus.

Je reprends la route, riche de cette nouvelle expérience.

Je marche tel un SDF : Sans Doute Fainéant pour certain, Sans Dantesque Facture pour d’autre, Sans Dimanche Familial pour moi.

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