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1936, c'est à l'entreprise que tout se joue!

Par Alaindependant

On a parlé de "contagion" disent les auteurs. Le mot ne suffit pas à expliquer le phénomène.  (…) Tous ces éléments jouent leur rôle dans la généralisation des occupations d’entreprises. Mais le sentiment de revanche à l’égard du patronat est tout aussi essentiel; il faut affirmer clairement que les rapports sociaux ne s’établiront plus désormais selon la loi dictée unilatéralement par le patron, mais qu’au contraire les travailleurs pourront discuter d’égal à égal avec lui, voire lui imposer à leur tour leur volonté. Le désir d’affirmer symboliquement cette loi nouvelle explique les nombreuses grèves qui se sont déclenchées dans des entreprises où satisfaction a été donnée aux revendications collectives.

Oui, c'est dans l'entreprise que tout se joue, comme cela a été encore le cas en 1968. L'entreprise est le cœur du capitalisme. Un enseignement précieux à retenir.

Michel Peyret


La Bataille socialiste

Les caractères propres des occupations françaises en 1936 (Danos & Gibelin)

Extrait de Juin 36 (Ed. ouvrières, 1952)

Les caractères du mouvement français [ de mai-juin 1936] peuvent se définir par opposition à l’expérience italienne [de 1920].

1° Les ouvriers français ne sont pas armés. Des services de sécurité veillent aux portes des entreprises, mais pratiquement, leur rôle consiste plus à surveiller l’entrée et la sortie du personnel qu’à s’opposer à des interventions policières ou fascistes. Il est certain néanmoins que la mobilisation ouvrière est si avancée qu’à la moindre alerte les ateliers occupés de façon pacifique et souriante se transformeraient en forteresses imprenables. (cf. grève de Goodrich-Colombes)

2° les occupations ne s’accompagnent pas d’exploitation directe; les stocks de matières premières restent intacts; les problèmes de financement et de monnaie peuvent se poser.

3° Les violences sont l’exception; les déprédations, purement accidentelles, et limitées le plus souvent à des vitres brisées, sont réparées sur le champ. On ne signale ni vol d’outillage ou de matières premières, ni détournements de marchandise dans les magasins de détails.

Ces définitions négatives sont insuffisantes pour faire ressortir tous les aspects des occupations françaises. Celles-ci ont été conçues comme un moyen supérieur de faire aboutir des revendications économiques; elles ont été aussi un moyen de faire comprendre au patronat que c’en était fini de sa toute-puissance; elles ont été enfin pour la classe ouvrière l’occasion de faire preuve de ses qualités de discipline et d’organisation.

1° Nous avons déjà souligné que le principal obstacle au succès des grèves revendicatives, pendant les années de crise, résidait dans l’existence d’un important chômage permanent. Le patronat pouvait jouer sur cette main-d’œuvre de réserve, souvent désespérée et décidée à accepter les salaires les plus bas pour remédier à sa condition misérable; les ouvriers redoutaient cette concurrence et hésitaient de ce fait à entreprendre une action hasardeuse qui avait les plus grandes chances d’aboutir à un échec.

Les premières occupations d’usines de la Métallurgie répondent à cette préoccupation. L’usine restant sous le contrôle des travailleurs, le patron ne peut faire appel à une main-d’oeuvre de remplacement.

Mais c’est aussi un moyen de pression sur les employeurs d’une force exceptionnelle; dans les grèves classiques, la résistance patronale peut entraîner des réactions ouvrières violentes qui peuvent aller jusqu’à des manifestations de rues, des heurts sanglants avec les forces de police ou avec les jaunes. Maintenant, le patronat a tout à craindre pour ses biens, d’une attitude provocatrice, car les travailleurs tiennent sous leur contrôle ses bâtiments, ses machines, ses archives, bref tout ce qui est le gage de ses titres de propriété

2° L’occupation conçue comme moyen de défense et de chantage perd vite ses caractères d’origine, dès que le mouvement se généralise. Il est clair, en effet, que dans le climat social et politique qui existe en France dès la fin du mois de mai, le patronat ne peut plus songer à recourir à ses moyens habituels d’opposition. Sur le plan de la stricte lutte revendicative, l’occupation des entreprises devient presque une précaution superflue. Elle se poursuit cependant et toutes les corporations, dans toutes les régions, y ont recours.

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On a parlé de "contagion". Le mot ne suffit pas à expliquer le phénomène.  (…) l’attirance pour la nouveauté du procédé, pour l’originalité des situations qu’il crée; le sentiment qu’il permet d’échapper à la routine de la vie quotidienne en bouleversant les conditions de la vie personnelle et en transformant le lieu de travail en lieu de séjour; la réponse qu’il apporte à la fièvre d’action (…); tous ces éléments jouent leur rôle dans la généralisation des occupations d’entreprises et contribuent à expliquer l’enthousiasme et la joie de tous els participants.

Mais le sentiment de revanche à l’égard du patronat est tout aussi essentiel; il faut affirmer clairement que les rapports sociaux ne s’établiront plus désormais selon la loi dictée unilatéralement par le patron, mais qu’au contraire les travailleurs pourront discuter d’égal à égal avec lui, voire lui imposer à leur tour leur volonté. Le désir d’affirmer symboliquement cette loi nouvelle explique les nombreuses grèves qui se sont déclenchées dans des entreprises où satisfaction a été donnée aux revendications collectives.

(…)

3° L’organisation et l’ordre sont exemplaires. Tous les observateurs sont unanimes sur ce point. Ici encore ce sont les métallurgistes de la Région parisienne et du Nord qui donnent aux occupations leurs traits caractéristiques. Dès les premiers jours, en effet, les occupations ont pris leur visage définitif, que nous pouvons essayer de transcrire en synthétisant les récits qui en ont été faits.

A la porte de l’usine, le piquet de grève: quelques hommes qui devisent paisiblement en fumant. A la grille sont accrochés quelques drapeaux: un drapeau tricolore et un drapeau rouge, toujours orné des insignes des partis du Front populaire. A l’entrée une affiche "x° jour de grève" qui invite les passants à verser une obole pour le soutien des ouvriers. Souvent un tableau indique les revendications des grévistes avec, en regard, les salaires pratiqués dans l’entreprise avant l’arrêt du travail.

A l’intérieur de l’entreprise, le pouvoir est concentré entre les mains du comité de grève, subdivisé en commissions, dirigée chacune par un responsable. Les noms des responsables sont généralement affichés dans l’entreprise. Énumérons les principales attributions du comité de grève: la discipline intérieure, c’est-à-dire la délivrance des bons de sortie; la surveillance des prescriptions sévères concernant l’interdiction de l’alcool et du vin, le maintien d’une moralité rigoureuse, l’organisation des piquets de grève; la sécurité et l’entretien, c’est-à-dire l’organisation des rondes de prévention d’incendie, la surveillance des équipes de nettoyage des locaux et l’entretien des machines; le ravitaillement et la liaison avec les comités locaux du Front populaire qui assurent le plus souvent la fourniture des subsistances; les loisirs, c’est-à-dire l’organisation des bals et spectacles quotidiens; enfin la gestion des fonds de grève.

Chaque jour se tient une assemblée générale du personnel où les responsables rendent compte de l’évolution des pourparlers avec les patrons et donnent les consignes concernant l’organisation intérieure. Les femmes sont renvoyées chaque soir chez elles (à l’exception des entreprises où les femmes constituent la majorité du personnel); et théoriquement chaque gréviste est libre un jour sur quatre; certains au début surtout, profitant des premiers bons de sortie qui leur ont été délivrés, ne sont pas revenus; d’autres ont parfois tenté de fuir au moment du déclenchement du mouvement. Mais ces incidents ont été rares; beaucoup sont retournés à l’usine prendre leur place. Chez Renault, lors de la seconde grève, des grévistes ont été saisir jusque dans les tramways et ont de force ramené à l’usine des ouvriers qui voulaient rentrer chez eux, parfois par crainte des foudres conjugales.

Les distractions sont diverses. Jeux de cartes, jeux de boule, représentation d’amateurs. Un accordéon, un harmonica suffisent à improviser un bal; les privilégiés ont un phono ou un appareil de radio (…)

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4° Comment s’organise le contrôle de la base sur les responsables; une véritable démocratie existe-t-elle et quelles formes prend-elle? Et d’abord les responsables sont-ils élus? Dans la très grande majorité des cas, il faut répondre par la négative. Les comités de grève se forment le plus souvent par la réunion des militants syndicaux et politiques les plus dynamiques, ceux qui ont donné le signal de l’arrêt de travail ou vers qui se tournent les ouvriers après le débrayage, parce qu’ils sont connus comme appartenant à une organisation ouvrière.

Dans le cours de la grève, les comités de grève s’adjoignent les travailleurs qui se révèlent les meilleurs organisateurs. Il est certain, par contre, que le comité reste étroitement en contact avec la base pendant toute la durée de l’occupation. Les décisions d’approbation ou de refus des accords font l’objet de votes et nous avons vu à plusieurs reprises des assemblées repousser les propositions des délégués.

Dans les grandes entreprises, des journaux muraux sont créés pour informer les grévistes de toutes les questions les concernant. Cependant, dans les usines, magasins ou chantiers qui réunissent un grand nombre d’ouvriers, le contact est plus lointain, le contrôle s’exerce par le canal d’échelons intermédiaires; Simone Weil qui a pu entrer chez Renault pendant la grève souligne que ses conversations lui ont révélé l’ignorance de ses interlocuteurs sur l’état des négociations avec les patrons. Il est certains que la complexité de rapports diplomatiques qui se situent sur le plan régional peut créer quelques confusions. Mais le contrôle reste toujours vigilant et efficace sur tous les problèmes intéressant l’organisation de la grève et les problèmes propres à l’entreprise.

1936

Voir aussi:

La classe ouvrière reprend confiance en elle (P. Monatte, la Révolution prolétarienne, 25 juin 1936)


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