Même s'il n'y avait pas eu de lien de parenté entre eux, on aurait fait le rapprochement : même voix d'ange, même belle gueule, même goût du risque. Jeff avait beau renier l'héritage d'un père qui l'avait abandonné dès sa naissance, les gènes, ça ne se choisit pas encore. Il y a aussi beaucoup de choses qui les différencient, mais elles sont pour la plupart liées à leur époque respective. Tim avait l'esprit des hippies des années 60 : sans attache - que faire d'un gamin ? - tout entier dévoué à son métier artistique et bien loin des contraintes matérielles. Il s'en ira d'une overdose après neuf albums, à moins de 29 ans. Jeff, plus torturé, plus perfectionniste, plus préoccupé par son image, ne sortira qu'un seul véritable disque - même si son second était presque achevé - avant 30 ans. On ne sait pas encore si sa mort par noyade était intentionnelle ou non. Sous couvert d'affabilité, le jeune chanteur gardait une part de mystère, un jardin secret qu'on imaginait volontiers sombre. Tim était plus spontané, incapable de dissimulation jusqu'à sembler parfois misogyne avec ses conquêtes féminines, voire atrabilaire. Il a toujours fait ce qu'il a voulu, désarçonnant petit à petit sa maison de disques, Elektra Records - et le public -, qui aurait aimé d'autres "Goodbye and Hello" ou "Happy Sad", mais qui n'aura qu'une suite d'albums de plus en plus jazzy et expérimentaux. Son label reprendra malheureusement la main peu de temps avant sa disparition, en lui imposant une country-folk sirupeuse, indigne de son talent. Il restera donc ce sentiment de gâchis, d'un artiste indomptable, qu'on a laissé se consumer et partir dans ses délires, puis qu'on a voulu rattraper trop tard par incompréhension mutuelle. Sa carrière est tombée rapidement dans l'oubli après sa mort pour refaire surface grâce à la divine reprise de "Song To The Siren", sa chanson la plus emblématique, par le collectif This Mortal Coil emmené par la précieuse voix de Liz Fraser.
Quelques années plus tard, celle de Jeff, ce fils qu'il n'a presque pas connu, décollait lors d'un concert organisé à sa mémoire. Oui, le père dont l'absence le hantera à jamais est aussi celui qui est parvenu à faire basculer sa vie. Avec le recul, il semblait impensable pour n'importe quel être normalement constitué de ne pas reconnaître les immenses capacités de Jeff. Ce gars-là respirait, transpirait la musique. Mais la composition était pour lui une épreuve - il était plus à l'aise dans les reprises, les oeuvres des autres qu'il transfigurait - incapable de graver dans le marbre une chanson. Il les triturait, revenait sans cesse à l'ouvrage. Sa musique ne pouvait se retrouver figée à jamais sur un disque. Mais, comme pour beaucoup malheureusement, n'ayant pas de souvenirs physiques de l'homme sur scène, il ne me reste justement que ce disque, "Grace", bien davantage que "Sketches For My Sweetheart The Drunk" aux titres inaboutis. Jeff n'y arrivait pas, n'était jamais satisfait du résultat. C'est peut-être quand il en a pris conscience qu'il a préféré s'en tenir là, se laissant emporter par le courant, pour rejoindre ce père qui lui a tant manqué. Qui sait si ce dernier saura enfin le guider et lui apprendre la chanson des sirènes.
Long afloat on shipless oceans
I did all my best to smile
'til your singing eyes and fingers
Drew me loving to your isle
And you sang
Sail to me
Sail to me
Let me enfold you
Here I am
Here I am
Waiting to hold you
Did I dream you dreamed about me?
Were you hare when I was fox?
Now my foolish boat is leaning
Broken lovelorn on your rocks,
For you sing, 'touch me not, touch me not, come back tomorrow:
O my heart, o my heart shies from the sorrow'
I am puzzled as the newborn child
I am troubled at the tide:
Should I stand amid the breakers?
Should I lie with death my bride?
Hear me sing, 'swim to me, swim to me, let me enfold you:
Here I am, here I am, waiting to hold you'