Magazine Culture

Jour 39, Cyril : JOHNNY THUNDERS, So Alone (1978)

Publié le 06 mai 2008 par Oagd

Extrait d'un mail de FJ Ossang en réponse au texte sur les Modern Lovers :

« Ah, Roadrunner, Roadrunner! Quelle belle soirée ce fut... Et Dee-Dee... Et Johnny... Et Richard et Tom qui venaient d'un trou noir des USA... Me souviens plus - Ohio ? Comme Ezra Pound ou... ? Sauf que je ne sais si rock et pop sont des frontières - ou des concepts! Rock'n'roll c'est déjà plus clair... Et la pop c'est tellement un peu tout - sauf dans l'âge post-moderne... J'ai donc choisi noise'n roll! »

 

Un jour, il faudra qu'On a Good Day se risque  jusqu'au groupe noise'n roll d'Ossang, MKB Fraction provisoire. Aujourd'hui, écrire sur Johnny Thunders, c'est être d'accord avec FJ : rock, pop... Thunders, c'était le rock à l'état pur. « The ultimate rock movie » : sous-titre de Born to Lose, le film de Lech Kowalski, extraordinaire portrait de Thunders en croisé du rock et de la dope. On y voit des bouts d'un concert des Heartbreakers au Mudd Club à NewYork, au début des années quatre-vingts. Thunders, dans ces quelques plans, c'est l'idée, l'image, le corps et l'âme du rock. En mars dernier, Kowalski a présenté au festival Combat Rock, à Saint-Denis, un nouveau film sur Thunders : Unfinished, dans lequel les rushes du concert sont montés bien plus long. Face à l'écran, une vingtaine de spectateurs réduits à l'état de groupies, sidérés par le charisme de Thunders et l'impression que le rock le plus sensuel, le plus instinctif s'invente là, entre trois musiciens parfaits et une star dont chaque geste, chaque syncope de guitare et distorsion de voix expriment la vie à son maximum d'intensité, freins lâchés, chevauchée. Avec le grand rock, les clichés deviennent inévitables. Il y a urgence, plus le temps ni l'espace pour contourner des clichés soudain dressés comme des autels.

Dans Born to lose, Kowalski rend visite à John Spacely, junkie new-yorkais atteint du sida, mourant, qui évoque ce concert où, profitant d'une pose des Heartbreakers, il était monté sur scène, avait commencé à jouer de l'harmonica, à vanner Thunders, lui coller un lâche pain par derrière. Thunders se jette sur Spacely, saisit le manche de sa guitare et la fracasse sur le junkie au bandeau noir. Baston sur scène jusqu'à ce que Christopher Gierke, l'agent de Thunders, les sépare et conduise Spacely vers la porte. Thunders sangle à nouveau sa guitare et face au public, rage, excitation et morgue sur son visage fermé, conduit le groupe dans une version furieuse de Pipeline

 

Pipeline ouvre So alone, le premier album solo de Thunders, exactement comme Cecilia Ann lancera Surfer Rosa, l'album par lequel les Pixies m'ont brusquement ouvert les oreilles. Je ne sais pas si Frank Black a jamais revendiqué l'imitation, mais au-delà de la ressemblance des deux instrumentaux, guitares épiques sans héroïsme, mélodie guerrière sans être martiale, c'est la franchise commune du geste inaugural qui surprend. Sauf que les Pixies enchaînent par une fureur décuplée, tandis que le second morceau de So Alone fait rétrospectivement de Pipeline une énigmatique fausse piste. You can't put your arms around a memory, une des plus belles balades de Thunders, phrase volée à une vieille série télé américaine, comme l'écrit Philippe Marcadé dans la tendre et joyeusement mélancolique - l'oxymore est absurde, mais je ne vois pas d'autre manière de qualifier le charme très rare de ce livre - chronique de sa vie de belle gueule punk à New York. C'est peut-être ça, la singularité de Thunders dans le punk new-yorkais, peut-être aussi ce qui le rapproche de Dee Dee Ramone, son ami de défonce et de dispute, son seul égal, devant Richard Hell, quant au talent d'auteur : un détournement pop, au sens warholien, de l'héritage rock des années cinquante et soixante. Une vieille série télé, une vieille chanson des Shangri-Las, Give Him a Great Big Kiss, devenue Great Big Kiss sur So Alone. Trois mots en moins, et le tube d'un girls band aseptisé devient celui d'une petite frappe hyper sensuelle. Les ballades de Thunders, complaintes d'âme sensible et cœur fêlé, sont écrites pour faire tomber les filles, dans la plus franche orthodoxie rock. Elles sont sublimes : écouter le concert acoustique enregistré au Japon par Thunders, quinze jours avant sa mort, sur le double CD Too Much Junkie Business. Sublimes et ridicules dans une scène de Unfinished, entre Warhol et Waters - un fragment seulement dans Born to lose : Thunders roucoulant ses balades dans une chambre d'hôtel miteux de New York, devant une assemblée de groupies et/ou junkies et/ou putes et/ou travelos : « Oh, I'd much rather be with the boys, yes I'd much rather be with the boys, than girls like you... you... you... and youuuuuu. » Sur les ballades comme sur les tubes rock, le secret de Thunders, c'est de laisser traîner sa voix comme il laisse sonner ou vibrer les accords de sa guitare : l'harmonie ou le décalage des deux distorsions produit une sensualité à côté de laquelle le Mick Jagger de 68 n'est pas plus sexy que celui de 2008 dans le mauvais film de Scorsese.

 

Great Big Kiss a accompagné ma première marche déliée de l'année sous les premiers soleils matinaux du printemps. Ses saxos, ses chœurs au léger accent cockney, la voix de comédie musicale de Johnny dans les passages parlés, les glissandos de piano, clichés sans âge du rock fifties, et la joie. Thunders avait rassemblé des musiciens de premier ordre pour enregistrer So Alone à Londres. Les Heartbreakers étaient rentrés à New York, fâchés pour un temps. C'est un drôle d'album, à la fois disparate, sans unité, simple compilation de chansons écrites au gré de l'inspiration, au fil des années, mais toutes teintées d'une même couleur par le groupe improvisé.  On entend le Velvet dans l'unique accord saccadé sur le pont de Ask me no questions. On ne le retrouve pas ailleurs. Leave me alone, c'est le Chatterbox des New York Dolls, que Thunders s'approprie par la tonalité sociophobe de nouvelles paroles. Society makes me scared, puis makes me sad, seront quelques années plus tard les titres successifs d'une ballade, lorsque Thunders abandonnera les lieux communs du rock pour des textes qui ne diront plus que son mal-être, avec plus ou moins d'humour.

 

J'ai cité dans le texte précédent quelques paroles particulièrement vertes de London Boys, le plagiat-pamphlet anti-Pistols. Rotten et Thunder se haïssaient. Tout oppose le cynisme invulnérable et extralucide  de l'Anglais et la flamboyance auto-destructrice de l'Italo-Américain, jeune Al Pacino des bas-fonds. Eliot Kidd résume le sentiment de ceux qui ont assisté à leur tournée commune de 77 : « les Heartbreakers étaient meilleurs, mais les Pistols plus provocateurs ». Kowalski m'a dit la même chose à Saint-Denis : le meilleur groupe de rock de la scène new-yorkaise. J'ai une passion pour Thunders, l'homme, le musicien, la conduite de son passage sur terre, sa musique me touchent plus que presque tout. Parce qu'il a très vite senti, avant de la voir, la comprendre et l'écrire, une vérité terrible dont la béance se referme sitôt ouverte dans la rencontre des œuvres qui nous ébranlent et les accidents de nos vies. Parce qu'il a conduit la sienne, non comme la dérive toxicomane qu'y voient les imbéciles, mais comme l'épreuve contrôlée, dionysiaque et asymptotique de cette vérité. Le geste de Stévenin dans Passe-Montagne : « tu vois, l'asymptote, tu t'approches, tu frôles et pffuittt... » Romantisme glauque, fascination bourgeoise pour la défonce et la chute, disent certains, les mêmes. Mais je sais que j'ai raison. Et que la vie de Thunders n'est ni une chute, ni une ascension, juste une conduite instinctive et contrôlée, au bord du vite, sur une route d'altitude raccourcie par la vitesse. Et chacune de ses compositions est un moment de ce trajet, tantôt les mains sur le volant et le regard droit devant, tantôt au ralenti, les yeux baissés vers le vide. Après 67, le meilleur rock et de la pop se sont partagés entre deux formes opposées de génie : cynique ou romantique. Que la première fasse souvent oublier la seconde est un signe des temps. Rotten contre Thunders. Que les plus grands, des Stooges aux Smiths en passant par les Ramones, aient inventé chacun leur propre synthèse cynico-romantique, est peut-être une question pour On a Good Day.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Oagd Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte