Magazine Culture

Elisa Biagini/Nel bosco/Dans le bois

Par Angèle Paoli

Elisa Biagini, Nel bosco,
Giulio Einaudi Editore, 2007.


À LA CROISÉE DES CHEMINS DE LECTURE

   Pénétrer « dans le bois » d’Elisa Biagini et s’enfoncer dans son réseau de ramifications, à la recherche des traces et des sassi semés d’une section à l’autre du recueil Nel Bosco, c’est prendre le risque de se perdre, après elle, dans l’opacité d’un monde qui mène à l’écriture. Une opacité d’avant-la-naissance, jouxtant la mort. Sans doute la mort, présente dès avant la mise-au-monde, préside-t-elle ici à l’écriture. Car Nel bosco — qui s’ouvre sur — et s’ancre dans — un poème de Paul Celan, « La mano piena d’ore » —, est dédié au poète juif allemand, et porte, pour annoncer et clarifier l’exergue poétique, cette parenthèse d’Elisa Biagini : (« pour P.C., suicidé au cours du premier mois après ma* conception »). Autre suicide qui hante Elisa Biagini, celui de l’américaine Anne Sexton, citée en exergue de La sorpresa nell’uovo/La surprise dans l’œuf, seconde section de Nel Bosco : « Fact : Death too is in the egg »//« Constat : La mort aussi est dans l’œuf. »
  Le nécessaire égarement dans les bois — « La perdita necessaria nei boschi » — énoncé par Bartolo Cattafi, le retour à l’œuf des origines, l’écriture poétique, sauveront-ils Elisa Biagini du suicide ? Rien, dans Nel Bosco, qui permette de l’affirmer/infirmer.

Une poésie cyclique

   Paru en 2007 chez Giulio Einaudi, Nel Bosco regroupe trois sections : Cappuccio rosso, La sorpresa nell’uovo, Gretel o del perdersi. De ce triptyque, le premier et le troisième volet renvoient explicitement, dès le titre, à l’univers du conte et à ses données archétypales. Chaperon rouge reprend certaines des figures et images essentielles du conte de Perrault (XVIIe siècle). Gretel, dont la présence est annoncée dans un poème de La surprise dans l’œuf (i « sassolini di Gretel »//« les petits cailloux de Gretel »), est inspirée du personnage féminin du conte de Grimm, Ansel et Gretel. Indissociable de Gretel dont il est le grand frère, Ansel est en apparence le grand absent du recueil. Celui auquel il n’est jamais fait allusion. C’est oublier que Celan est l’anagramme de Antschel (Ansel), le vrai nom du poète juif allemand.
   Au centre du triptyque, La Surprise dans l’œuf. L’œuf, figure parfaite du monde du dedans auquel il faut, un temps, revenir et dont il faut ensuite émerger. Cette trilogie de poésie narrative semble inscrire le recueil Nel Bosco dans un long poème cyclique de mort et de re-naissance.

La figure du dedans

   Doublement annoncée dès le titre Nel Bosco, la figure du dedans est une figure omniprésente de la poésie d’Elisa Biagini. Elle se décline, polymorphe et plurielle, tout au long du recueil, à partir de mots clefs qui sont autant de cailloux disséminés dans les poèmes: bois ou œuf, ventre maternel, matrice, placenta, tronc creux de l’arbre, gousse, étui, maison-cercle, serre. Images de l’intime sur lesquelles viennent se greffer de multiples surgeons : poche, assiette creuse, écorce, épluchure. Mais aussi capuchon et panier, attributs essentiels du Chaperon rouge. Toutes ces figures familières dérivent du topos initial du « bois ». Lieu fondateur de la poésie d’Elisa Biagini, le bois est une invite constante à se perdre. À retourner dans la bouche de la mère : « Ritorna qui/ in bocca alla tua /mamma//Retourne ici/ dans la bouche de ta maman », intime à l'enfant la voix injonctive qui parle dans le poème. C’est que la forêt et le ventre maternel sont de même nature. Ronds de la même rondeur de roue, du même mouvement de cercle répétitif et mécanique auquel il faut retourner. Tous deux enveloppants, englobants, construits sur le même principe d’ingestion et de digestion. De déjection. Et l’enfant d'être recrachée par le bois dans le poème-parenthèse ronde — d'où surgit la forme parfaite de l'œuf, rondeur sans fissure, sans brèche. L'enfant délivrée de sa peur peut enfin se diriger, ronde de sa propre rondeur avec pour seule boussole, son propre omphalos/nombril.

La métaphore du corps

   La forêt conduit au ventre et les griffures des branches sont semblables aux écorchures infligées par la mère. Un lien étroit (cordon, lacet, tendon), tissé de dégoût davantage que d’amour, unit la fille à la mère. Le corps de l’une y joue le rôle de miroir pour l’autre. Corps-miroir dans lequel se boire et se flairer, se perdre et se chercher. Inclus dans celui de la mère, le corps de l’enfant, « l’ultimo posto dove nascondersi//« ce lieu ultime où se cacher », est comme lui voué aux mêmes images de pâte et de beurre, de farine à malaxer, de sucre et d’œuf à mélanger, de blancheur de lait pareille à celle de la peau. Ou de pain durci, semblable à « la voix cassée comme du papier au soleil// voce seccata / come carta al /sole ». Le corps, métaphorisé en négatif à travers les ingrédients alimentaires qui composent le panier de l’enfant-chaperon rouge, est un corps morcelé. Semblable en cela à celui de la mère-grand (la mère, chez Biagini) que le loup a dépecé, morceau après morceau dans le conte de Perrault. Ces morceaux, il faut pourtant les porter avec soi. Tout en sachant qu’ils formeront le corps de l’adulte à venir — un corps dé-composé dès son origine, indépendamment du loup.

Le retour à l’œuf primordial

   De cette contradiction originelle résulte sans doute le désir de l’enfant de se tenir à l’écart du monde, de se protéger de l’extérieur en rabattant son capuchon sur ses oreilles. Mieux encore, de retrouver l’espace gigogne dans lequel le « je » de l’enfant fusionne « en cinémascope » avec celui de la mère. De retourner à l’œuf primordial. Un retour mis en scène à travers les poèmes de La surprise dans l’œuf.
À partir du microcosme fœtal dans lequel elle évolue, la voix du « je » comprimé dans l’enveloppe utérine recrée le monde. Poisson à fleur d’eau, le « je » évoque sa vision de derrière le « hublot » de la bouche maternelle. Le « corps creux », écran qui sépare du souffle extérieur calamiteux, n’en est pas moins perçu comme une lentille déformante, peu fiable pour décrypter le monde. Quant au corps miniaturisé de l’enfant, mosaïque d’éléments disparates, miettes et tessons, il est un microcosme aveugle, privé de lumière et de visibilité, un miroir sombre dans lequel il est difficile de suivre l’évolution de ses propres cellules. Ou encore un écheveau inextricable, prisonnier d’un habitacle inconfortable. D’autant plus inconfortable que l’œuf contient « due gusci, matrioska //deux coquilles, matrioska ». La présence inattendue d’une sœur jumelle ? Telle pourrait être la surprise qui se joue dans l’œuf.
Pour autant ce n’est pas cette présence incongrue qui incite la voix dominante à vouloir mettre un terme à ce « campement » et à fermer « le nombril avec la main ». Privée de lumière et « pulvérisée de X et Y », tel est le regard que la fillette porte sur elle-même et sur l’aventure de sa conception. « Billes sur le plancher ».

Sasso/sesso

   Complexe est la poésie d’Elisa Biagini. Loin d’apporter des réponses aux questions qui se posent, le troisième volet du triptyque, Gretel o del perdersi, garde secrète une part de mystère. La re-naissance promise prend des chemins de traverse et semble sans cesse vouloir se dérober. Ce court traité poétique sur la nécessité de « se perdre » met l’accent sur l’image clef du caillou. Semé de poème en poème (dans le conte de Grimm, c’est Ansel qui sème à plusieurs reprises les cailloux puis les miettes derrière lui pour pouvoir retrouver le chemin de la maison), le caillou-pain durci est associé à la trace, au semis, au fil, au sentier, au chemin, aux pas, au trajet. À la direction à suivre et aux actions de tourner, marcher, se perdre, chercher et s’interroger.
   « Che cosa cerco andando/in tondo e ancora/in tondo? // Qu’est-ce que je cherche à tourner ainsi en rond encore et encore ? », se demande la voix du poème qui clôt le recueil ? Du même ovale obsédant que l’œuf — (L’ovale di mia/ bocca per /tragitto// L’ovale de ma/ bouche pour/trajet/) —, le caillou contamine le corps et l’espace dans lequel il évolue. Pareil au « poing serré qui jamais plus ne s’ouvrira », le caillou — sasso en italien — semble euphoniquement très proche du sexe — sesso en italien. Un sexe clos sur lui-même, confronté aux violences de la naissance et se refusant à la vie ? Peut-être. Le corps de l’enfant demeure une carte géographique où déchiffrer les égarements, un « fichier » où sont consignés les tracés des errements et des rencontres (retrouvailles) avec soi. Un « corpo che si cerca/…si rivolta come calza// corps qui se cherche …et se retourne comme une chaussette ». Un corps noué — « io con un /filo annodato ad /ogni dito// moi avec un /fil noué à /chaque doigt », contraint d’entrer par une « porte sans nom » dans un monde hostile, un monde coupant où « les pas sont des coups de hache ». Pourtant, le pouls de la fillette palpite et l’incite à flairer la terre, ce « chaudron-cloche » qui l’appelle, ou encore à débusquer « les doigts-clochettes » des feuillages. Elle tire à elle une étoile, participe à la transformation minuscule du monde. Mais le monde du dehors est cruel, il recrache et tousse, égratigne au passage le « verre de la pupille » et retient l’enfant, « foglia, tra le/pagine di un libro//feuille/entre les pages d’un livre. La fillette, « moneta caduta nel pozzo// monnaie tombée dans un puits ».

Chemins de lecture

   Tout à la fois énigmatique et familière, la poésie d’Elisa Biagini, d’une extrême concision et densité, déconcerte. Centrés autour d’images accessibles et inattendues, les poèmes, ouroboroi roulés sur eux-mêmes (dialectique de la vie et de la mort attestée par l’omniprésence de la queue, prolongement du corps), sont un espace clos qui diffuse ses formes et entrelacs à l’ensemble de l’œuvre. À travers le prisme d’images inattendues, Elisa Biagini explore un monde complexe de sensations « primitives », créant ainsi un univers parallèle foisonnant de ramifications. Un monde étrange et mystérieux qui joue sur la frontière sensible et poreuse intérieur/extérieur. Un espace poétique soudain réversible — « e’il bosco che mi segue//c’est le bois qui me suit » — et à ce point interchangeable qu’il est difficile de choisir entre une vision négative ou positive du monde.    Nel Bosco, un parcours poétique qui place le lecteur à une exaltante croisée des chemins.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

* C'est moi qui souligne.

NOTE : Le mardi 13 prochain, Elisa Biagini sera l’invitée du Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon (en partenariat avec l’Institut Culturel Italien et le département d’italien). Elle y parlera notamment de son « expérience d’écriture ».



- (sur Terres de femmes) Anne Sexton/Elisa Biagini/Due mani... Due voci ;
- (sur Treccani scuola) Elisa Biagini : Sul mestiere di poeta.



Retour au répertoire de mai 2008
Retour à l' index des auteurs
Retour à l'index de la catégorie Péninsule (littérature italienne et anthologie poétique)
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Angèle Paoli 39970 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossiers Paperblog

Magazines