Une aventure
La liquidation – c’est le terme officiel, il me fait penser à une opération de liquéfaction – des éditions Le Cri, une association présumée « sans but lucratif », cette liquéfaction, officiellement annoncée le jeudi 3 octobre 2013, m’affecte bien plus que je ne croyais. Aussi, ce dimanche 6 octobre, j’éprouve le besoin d’écrire ce que j’ai vécu durant ces quelques années, de 1983 à 1987, où je me suis trouvé associé à l’une des seules aventures littéraires qui ait compté en Belgique francophone à la fin du siècle dernier. Ça peut sembler de la forfanterie, de dire ça, d’autant que c’était une aventure complètement improbable, totalement aléatoire, mais c’est précisément pour ça que les choses ont fonctionné, et je vais tenter d’expliquer pourquoi. Contrairement à ce qu’a pu raconter Christian Lutz, le patron, dans les médias, à une époque où ça faisait bien dans le tableau, parce que j’occupais alors une position plutôt enviable dans le petit paysage éditorial local, je n’ai pas fait partie des fondateurs du Cri. Je n’ai pas participé à sa liquéfaction non plus, d’ailleurs. Partagé, à un peu plus de vingt ans, entre la philosophie, que j’étudiais, la littérature, dont j’étais et suis toujours amoureux, la bande dessinée et la peinture à l’huile, que m’enseignaient un peintre ardennais et le nègre bruxellois de Delvaux, j’avais commis un texte largement autobiographique, au titre évocateur de Je suis encore jeune et triste. Ce titre avait mis mon père en colère (c’était quelqu’un d’assez colérique, je dois dire), m’avait valu une lettre cruelle de l’éditeur Christian Bourgois (« Arrêtez d’écrire sur les décombres des livres des autres. ») et de nombreuses fins de non recevoir plus impersonnelles les unes que les autres. Bourgois me laissait malgré tout entendre qu’à condition de m’y mettre sérieusement, il y avait peut-être un espoir… J’étais résolu à jeter l’éponge, lorsque mon frère cadet me montra une interview parue dans Le Vif : deux jeunes et dynamiques Bruxellois, Lutz et Jacoby – le petit trapu et le grand mince, ces choses-là ne s’inventent pas, difficile de les faire tenir dans la même photographie – y faisaient part de leur enthousiasme éditorial. Quelques ouvrages à la maquette soignée et aux titres alléchants, tels Contes pour petites filles perverses de Nadine Monfils ou Quadrichromie de Pierre Maury, venaient en renfort de leurs propos. Enthousiasme communicatif : je leur téléphonai depuis Anvers, ma ville d’enfance et d’adolescence, et Jacoby, un adepte du calme intégral, m’invita d’une voix atone à leur envoyer mon manuscrit (c’était un temps où le mail n’existait pas et où on s’écrivait des lettres, d’amour parfois). Bientôt, Lutz me rappela (il intervenait toujours en second rideau, leur numéro était assez au point) : ils avaient apprécié mon écriture et m’invitaient à une réunion avec d’autres auteurs. Il y avait là, dans les modestes pièces de la rue Elise, une ambiance de conspiration. Lutz cultivait, sans rien faire ni dire de spécial, sans raison particulière non plus, le mystère. Jacoby, souriant et taciturne, nous observait. Outre deux inconnus qui ont, je pense, bien fait de le rester, se trouvaient là Yves-William Delzenne, dandy et poète, auteur chez l’éditeur Jacques Antoine des Poèmes d’amour persan, et Patrick Delperdange, qui débarquait de sa province comme moi de la mienne. Christian Lutz m’apparut très vite pour ce qu’il était : ce mélange curieux d’idéaliste et de combinard, de rêveur et d’entrepreneur, de charmeur et d’ours mal léché. Il se proposait de nous réunir, les cinq jeunes pousses, dans un recueil destiné à faire découvrir à un public supposé avide de sensations inédites, rien moins que la nouvelle vague de l’écriture francophone belge. Séduisant. Cependant il nous revenait, en écumant nos parents, amis et relations, de réunir suffisamment de souscriptions pour financer ledit projet. Echec cuisant : Delzenne, jugeant qu’il ne pouvait se commettre dans pareille entreprise collectiviste, se retira bien vite, et nous ne réunîmes, après plusieurs mois, qu’un nombre réduit de promesses d’achat. Le projet capota. Entre-temps, Jacoby nous avait photographiés en noir et blanc. Sa marque de fabrique consistait à trépaner par l’image ses victimes plus ou moins consentantes, systématiquement portraiturées jusqu’en haut du front mais jamais plus haut. Entre-temps j’avais été, au sortir de l’historique réunion, prendre un verre avec Patrick et nous étions devenus amis (nous le sommes toujours, je pense). Entre-temps Christian m’avait proposé de créer pour le compte du Cri une librairie, que nous appelâmes Le Cri du Président – parce qu’elle était située rue du Président à Bruxelles -, appellation qui me valut un étrange appel téléphonique de l’ambassade du Chili, époque Pinochet, qui y voyait une allusion au défunt président Salvador Allende. Dans ladite librairie, je fis quelques rencontres intéressantes : les prostituées du coin y venaient régulièrement, grandes amatrices de lecture (elles ne manquaient jamais l’émission Apostrophes, me disaient-elles). L’un de mes bons clients était le fondateur de Pour, ex-gauchiste devenu patron de presse sportive après sa rencontre rédemptrice avec le quadruple vainqueur belge du Tour de France (je soupçonnais, sans jamais en avoir eu la preuve formelle, le ministre Paul Van Den Boeynants, une des victimes des campagnes de presse de Pour, de les avoir présentés l’un à l’autre – après l’incendie bien entendu accidentel, néanmoins providentiel, dudit journal). Et Thierry Groensteen, lecteur boulimique, qui venait là en voisin et devait bientôt lancer la nouvelle formule des Cahiers de la bande dessinée, à laquelle il m’associa suite à nos longues conversations sur la BD (il n’y avait pas toujours beaucoup de clients dans la librairie). Je découvris surtout la face cachée de l’iceberg : les rotations, mises en place et droits de retour, notes de crédits et taux de TVA, mécanismes de diffusion et de distribution, bref la vie commerciale du livre. Je découvris aussi que le roman Malpertuis de Jean Ray était épuisé et proposai à Christian de le rééditer. On le fit et ce fut un beau succès. Aussi Christian m’invita, après une année de ce régime, à rejoindre la rue Elise en tant que directeur littéraire. Un bien grand mot car je me retrouvai parfois à coller des enveloppes, dactylographier des manuscrits, et jouer à l’attaché de presse. Mais je pus mettre la main à la publication de 444 Ocampo Drive, un livre vraiment intéressant où Pascal Vrebos narrait ses entretiens avec Henry Miller, recueillis à l’adresse californienne de celui-ci. Avec La Course des chevaux libres, je découvris que Delzenne n’était pas seulement poète mais un véritable romancier (il publierait bientôt certains de ses livres chez Actes Sud, autre maison fondée par un Belge, ceci dit Lutz est d’origine luxembourgeoise) et nous devînmes amis (nous le sommes toujours). Je fis la connaissance de Gaston Compère, un vrai grand écrivain et un homme vrai. C’est à lui, respecté de tous, que je fis ma première remarque au sujet de l’un de ses textes : il le prit avec sagesse et me remercia. Il m’encouragea, le premier, à poursuivre dans cette voie, à exercer vraiment le métier de directeur littéraire, c’est-à-dire de premier lecteur, dont le regard vierge peut aider l’auteur à revoir son texte. Je me souviens d’avoir édité Place de Londres de Patrick Delperdange et Anita Van Belle, un roman policier qui mettait en scène les habitants de ce quartier populaire de Bruxelles – certains se reconnurent aisément – où habitait Patrick à l’époque. Avec Mauthausen Dachau d’Arthur Haulot, j’initiai une collection de documents qui vint étoffer le catalogue de la maison. Ce catalogue, où le poète André Miguel voisinait avec Nadine Monfils ou Thilde Barboni, nous ressemblait : il procédait de l’empirisme et de l’éclectisme, et c’est pourquoi il fit vraiment bouger les choses, infusa un sang neuf dans un paysage plutôt morose. Je convainquis Thomas Owen, auteur fantastique réputé, d’écrire une suite à Malpertuis de son maître Jean Ray. Les héritiers de ce dernier refusèrent. Dommage, je pense qu’Owen nous aurait concocté une surprise de taille. Je fis la connaissance, au détour d’un couloir ministériel, du terrifiant et ridicule Washburn (prononcer Ouachbeurne). Ce sosie, au physique, du comique Patrick Topaloff, régnait en maître dans l’attribution des aides à l’édition. Qualifiant ceux qui se dressaient sur sa route de « petits fachistes », il ne jugeait véritablement littéraire, et donc digne d’être subventionné, que ce qui correspondait à sa définition très précise de la « belgitude ». Cette définition s’étalait au long d’une prose ingrate, dans sa préface au recueil collectif intitulé Valises pour une histoire de nos lettres. Ladite préface occupait plus de la moitié du volume en question, le reste étant dévolu à de petites notices consacrées aux écrivains labellisés littérairement corrects. Cette définition devait tout ou à peu près à Goldman – pas le chanteur, non, l’adepte oublié de la sociocritique – et décrétait que, la Belgique étant un petit pays artificiellement créé et profondément divisé, un pays en mal d’identité, eh bien, ceci ne pouvait se traduire que par une littérature du manque, trouée de blancs, zézayante et lacunaire… Tout ce qui échappait à cette définition ne méritait tout simplement pas d’exister. Il fallut des années pour mettre fin à la toute-puissance de ce Pol Pot de nos lettres. Il paraît que son fantôme erre encore dans les couloirs de quelque ministère, éternelle et spectrale balise pour l’imprudent qui s’aventurerait en dehors des sentiers autorisés par ses soins… Il a rédigé de rares mais extraordinaires recueils de poèmes, publiés dans une prestigieuse maison parisienne, avec l’aide ministérielle comme il se doit. Je me rendis plusieurs fois au Québec avec Christian, sous la houlette de Vander, le diffuseur de nos livres, un homme d’affaires avisé, haut en couleurs (je ne dirai pas caractériel), qui devait donner à la Foire du Livre de Bruxelles ses lettres de noblesse. Là, en compagnie de Jacques De Decker, le dernier encyclopédiste, de Thilde Barboni, de Nadine Monfils, entre Salon du Livre de Montréal et cabane à sucre, je fis la connaissance de Jean-Claude Lalanne, Béarnais exilé au Canada, écrivain de talent, et de l’éditeur Benoît Patar, chaleureux, philosophe, cinéphile et dévot. Nous co-éditâmes Lalanne, qui vint ensuite habiter Bruxelles. Nous devînmes amis (nous le sommes encore, je pense). Lorsque finalement je quittai Le Cri, j’eus le plaisir d’éditer plusieurs de ces auteurs chez Duculot, puis chez Casterman. De loin en loin, je suivis l’évolution de Christian. Le terrible Washburn à présent hors jeu, il eut enfin accès à la manne – toute relative – des subventions officielles. Ce qui se paye, bien sûr : on vit Le Cri s’adonner soudain à la publication d’obscurs bulletins académiques et à la redécouverte d’auteurs oubliés, empoussiérés, qu’il valait peut-être mieux laisser sommeiller. Lutz continuait parfois aussi à jouer les découvreurs : poursuivant le travail entrepris avec Delzenne, mettant en lumière Xavier Deutsch, éditant un roman de Jean Van Hamme ou rééditant avec soin Maeterlinck et à petit prix les Harry Dickson de Jean Ray, mettant à la portée du public francophone les articles provocants du nationaliste flamand Bart De Wever. Nous avions même fini par nous réconcilier. Et c’est là, au moment de la liquéfaction, lorsque les héros, fatigués, s’assoupissent, que me revient un souvenir singulier. De la complicité qui nous unit, Christian et moi, pendant ces années-là, ce souvenir est pour moi le plus fort. Il m’aida aussi à prendre mes distances vis-à-vis de lui, qui m’avait mis le pied à l’étrier, et à vivre d’autres aventures. Sous la présidence de Vander, la Foire du Livre de Bruxelles, à laquelle nous collaborions de près Christian et moi, menait une politique de prestige. Notamment, en invitant chaque jour à ses frais un écrivain de notoriété internationale. Nous avions appris qu’Anthony Burgess, l’auteur d’Orange mécanique et des Puissances des ténèbres, serait l’un de ces auteurs-vedettes. Avec l’accord tacite d’un autre des organisateurs de la manifestation, l’éminent Jean-Jacques Schellens, qui avait été l’éditeur de Bob Morane chez Marabout, nous kidnappâmes littéralement Burgess pour un soir. A l’auberge uccloise où nous l’emmenâmes avec sa femme (la seconde, la première, nous laissa-t-il entendre, était décédée des suites de l’alcool absorbé après avoir vécu une scène très semblable à la scène du viol dans Orange mécanique), Burgess faucha subrepticement la carte, plutôt luxueuse, qui représentait le banquet peint par Brueghel. Il se répandit en un feu d’artifice de jeux de mots tarabiscotés et en anecdotes personnelles assez inventives. A l’en croire, il avait participé au Débarquement de Normandie puis, dans la foulée, traversé la Belgique entière à pied. Christian et moi souhaitions qu’il préface un livre que nous écrivions ensemble… Il accepta. J’avais passé une très belle soirée. Cependant Christian était déçu. Je compris qu’il s’attendait à ce que Burgess, la star, le Nobel en puissance, jette des éclairs par les yeux et des étincelles par les oreilles. Or c’était un homme, avec ses faiblesses, et c’est précisément ce qui, à mes yeux, le rendait attachant : il ne trichait pas. Plus profondément, Christian avait élaboré une représentation bien particulière de ce qu’était un artiste, un vrai, et c’est pourquoi Burgess l’avait déçu. Ainsi, à l’Ecole Européenne de Bruxelles, Christian avait voisiné avec Dick Annegarn et, à l’entendre, le chanteur composait sans le moindre effort. Ca lui tombait tout cuit du ciel. Que le musicien Prince, les écrivains Compère ou Burgess procèdent à un labeur toujours recommencé, à des exercices infinis, c’était pour lui inacceptable et inconcevable. Je pensais exactement le contraire. Même si l’élégance suprême de l’artiste consiste précisément à dissimuler son travail aux yeux du public.