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Bill deviendra grand : Jules-Bill rencontre ses parents, enfin.

Par Rémy

Il reprend donc sa marche, toujours accompagné des cigales et du soleil. Il ne pense à rien et se contente de contempler ce qu’il va bientôt quitter. Jules passe près d’un lieu que lui et les membres de sa communauté apprécient. À cet endroit ombragé, le lit de la rivière forme un bassin où ils vont se baigner. Il s’approche de l’eau et s’arrête quand il voit son reflet indistinct se former sur la surface de l’eau. Il se met à genoux sur la berge de galets, se penche pour mieux observer son visage se dessiner, et scrute un moment ses traits. Comme sa mère le lui avait demandé dans la première lettre que Jules avait lue d’elle, il était allé au bar « Chez Francis ». Il était arrivé très tard, vers dix heures du soir alors que la lettre spécifiait huit heures. Ce retard n’était pas volontaire, il était lié aux difficultés qu’éprouvait alors Jules dans son travail. Comme il avait demandé à Jeanne de l’accompagner, et qu’ils devaient se retrouver à la station de métro Maubert-Mutualité à huit heures, Jules, coincé dans la rédaction de ses synthèses, l’avait appelée sur son téléphone portable pour lui expliquer la situation. Jeanne lui avait alors proposé de faire attendre ses parents. C’était la seule solution qu’il pouvait envisager ; il avait accepté.
Quand enfin il s’approcha du bar, il se demanda comment la rencontre s’était passée, comment Jeanne avait réussi à reconnaître Marie-Claire et Charles Manier. Que s’étaient-ils dit ? Arrivaient-ils à communiquer ? Il hésitait à aller plus avant, ressentait une irrésistible envie de retourner sur ses pas. Il avait peur de ne pas les aimer. Mais il devait y aller. Il se força à avancer en cherchant à trouver la meilleure manière d’entrer dans le bar, de les reconnaître – ce qui ne serait pas difficile puisque Jeanne l’avait déjà fait – de s’approcher d’eux, de leur dire « Bonjour ». Faudrait- il les embrasser ?  Il savait si peu à leur sujet qu’il peinait à les imaginer. À quoi ressemblaient-ils? Comment s’habillaient-ils ? Quels étaient leurs préoccupations, leurs centres d’intérêt ? Seules quelques impressions venaient à son esprit, mais il ne savait pas à quel point leur faire confiance : elles lui avaient été inculquées par son grand-père. Ses parents n’étaient certainement pas les hippies drogués qui avaient été décrits à Bill toute son enfance, et Jules n’avait donc que très peu d’éléments qui puissent l’aider à leur donner des contours. Il n’avait aucun souvenir tangible, aucune image, aucune référence. Mais malgré lui, il appréhendait une déception. Il ne voyait pas comment réintégrer des parents absents dans son univers. Peut-être que Bill aurait voulu le faire, mais pas lui. Pas Jules. Pourtant, il sentait le besoin de faire la rencontre, comme pour définitivement porter un point final à une tentative avortée de réparer des années sans eux.
Arrivé devant le bar, il ne s’était toujours pas résolu à entrer pour de bon. Il avait regardé par les grandes vitres pour repérer Jeanne à l’intérieur. Elle était là et parlait à deux personnes – ses parents, donc – dont il ne voyait que le dos de son poste d’observation. Malgré cela, Jules avait pu faire quelques premières constatations : son père se tenait très droit, portait un pull à col roulé noir, avec des cheveux blancs, un peu clairsemés ; sa mère portait un pull en laine épaisse mauve, sa chevelure blonde formait un chignon savamment édifié qui dégageait une nuque d’une finesse remarquable. Jules se souvient qu’il avait voulu en savoir plus, rapidement, et qu’il avait tout de suite été contenté : derrière Jeanne, légèrement en hauteur, se trouvait un immense miroir qu’il avait tout d’abord pris pour un tableau. Il avait devant lui l’image vivante de ses parents ; mieux, en arrière-plan, il pouvait distinguer dans l’obscurité son propre visage en train d’observer Jeanne de dos, sa mère et son père de face. Il n’était plus permis de douter : il ressemblait à Charles Manier, avait la même implantation de cheveux, les mêmes yeux. Il reconnaissait certains grains de beauté sur le visage de sa mère : il avait les mêmes. Le visage de son père, malgré la ressemblance, était ridé, sec, et un peu dur, même si son regard paraissait bienveillant. Sa mère offrait des traits à peine ridés, très calmes, sereins. Jules l’avait trouvée belle. Il s’était imaginé retrouver des souvenirs dans la seule contemplation de ce personnage tout fluet, tout en finesse, qui semblait un peu absent, comme dans une sorte d’introspection.
Sa mère ne participait pas à la discussion. Elle affichait juste un sourire que Jules avait associé sans le vouloir à celui d’une Vierge Marie. Son père parlait avec Jeanne. Il la faisait rire ; elle parvenait à décrocher des sourires de ce visage qui finalement n’était pas si dur que cela, mais peut-être un peu triste. Et plus Jules les observait, plus il se reconnaissait en eux. Il y avait chez eux des attitudes, des gestes, des positions, qu’il pouvait aisément associer aux siens, comme s’il les avait reçus par hérédité. Son père utilisait sa main gauche pour orner ses dires, comme Jules. Sa mère se caressait doucement le haut de sa nuque, juste en dessous de son oreille droite, comme Jules le faisait souvent. Son père ponctuait son écoute par un mouvement franc d’aller-retour des yeux vers la droite, suivi d’un sourire, comme Jules… Tant de petites choses observées dans un miroir par un fils caché derrière une vitre. Des traits qui se confondent, qui ne font qu’un. Jules était la synthèse physique des deux images répercutées par la glace. Il avait devant lui l’incarnation de ses parents. Après avoir retrouvé leur image, il s’était senti prêt à les rencontrer. Il était entré dans le bar, s’était approché de la table. Jeanne avait levé sa tête dans sa direction et avait dit : « Le reflet de son père ».
Jules se regarde toujours dans l’eau du bassin. Il se relève, reprend sa marche. Le reste était à prévoir. Marie-Claire et Charles Manier étaient des gens charmants. Son père était en train de vivre ses derniers mois. Son cœur s’était soudain décidé à ne plus battre correctement. Malgré la pause d’un stimulateur cardiaque, il lui fallait ingurgiter des doses massives de médicaments pour parvenir à vivre. Il avait décidé de tout arrêter du moment qu’il aurait vu son fils. Jules avait donc retrouvé son père pour signer son arrêt de mort. Sa mère semblait accepter la situation et manifestait beaucoup d’amour pour son mari. Elle avait peu parlé pendant la soirée, laissant le père et le fils se découvrir. Et Jules avait réellement adoré Charles Manier. Sans explications, il avait imposé à ses parents son nouveau nom. Cela lui avait semblé important qu’ils l’appellent Jules et qu’ils oublient Bill. C’était un peu cruel (n’était-ce pas eux qui avaient choisi son prénom ?), mais le besoin de clarifier cet aspect de sa personnalité ne signifiait-il pas qu’il jouait cartes sur table ? Son père avait tout de suite adopté le nouveau prénom. Jules s’était retrouvé dans ce vieux monsieur qui paraissait vingt ans de plus que son âge. Il avait tout de même du mal à dire « papa » et il le tutoyait difficilement, tout en ayant envie de lui parler, de lui raconter sa vie, de lui poser les questions qui lui venaient naturellement, de l’entendre raconter sa vie. Une vie difficile mais choisie, sans amertume, sans remords sinon celui de l’avoir construite sans un fils, dont l’éloignement forcé n’était pas reproché au grand- père. Au contraire, Charles Manier laissait entendre qu’il était trop tard pour juger, que ce qui comptait, c’était qu’au fond Jules avait eu une enfance heureuse. Une réconciliation totale entre le père et le fils s’était produite, mais Marie-Claire Manier était restée une étrangère, malgré tous les sourires qu’elle lui avait adressés. Elle avait concrétisé l’espace qui les séparerait toujours du lien mère-fils en disant, alors que Charles était aux toilettes : « Merci, Bill. Merci de ce que tu as fait pour ton père. Il mourra en paix », ce que Jules, habitué un peu trop peut-être à décrypter les paroles de Jeanne, avait compris ainsi : « Tu as fait ton travail de fils, je te libère ».
Il s’est arrêté de marcher à l’évocation de ce souvenir. Il soupire. Il a eu tort de juger sa mère si durement pour une bagatelle : le fait de s’obstiner à l’appeler Bill. C’était puéril car la véritable raison de son attitude envers elle résidait seulement dans le fait qu’elle lui avait paru plus froide que son père. Il avait agi comme un enfant gâté à qui l’on donne toute son affection mais qui en veut encore plus. Peut-être voulait-elle seulement laisser à son père la jouissance des retrouvailles ? Lui qui allait mourir, n’était-il pas prioritaire ? Il ne sait pas car il est parti… Son père doit être mort à présent, mort sans probablement avoir compris la disparition de son fils à peine retrouvé. Jules se dit qu’il doit essayer de revoir sa mère. Il la cherchera. Il lui parlera. Il sera son fils. Il regarde autour de lui. Il s’est arrêté sans le vouloir dans un endroit parfait ! Loin de la nationale, avec une petite plage de galets et des rochers plongeant dans l’eau ruisselante de la rivière. Il s’assoit sur la berge et plonge ses pieds dans l’eau.


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