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Monsieur Toussaint Louverture, éditeur radioactif

Publié le 09 novembre 2013 par Fredlafortune

La jeune maison d’édition publie très peu, mais très bien. Elle a su, en moins de dix ans, s’imposer dans le paysage littéraire.

Détail de la couverture du
Détail de la couverture du “Journal ambigu d’un cadre supérieur” d’Étienne Deslaumes, aux éditions Monsieur Toussaint Louverture. © Marion Fayolle/Monsieur Toussaint Louverture C’est “Monsieur Toussaint Louverture”, en trois mots et en toutes lettres. “Toussaint Louverture” parce que Dominique Bordes, qui cherchait pour sa maison “quelque chose qui interpelle et soit poétique”, a trouvé son bonheur dans le nom du romantique héros de la révolution haïtienne. Et “Monsieur” ? “Il faut savoir être un peu bête dans ce genre de cas : si on ne charge pas assez les choses en énergie, elles ne fonctionnent pas.” “Énergie” est à prendre ici au sens physique du mot. Pour Dominique Bordes, un éditeur doit être “radioactif”, “contaminer” diffuseurs, libraires et autres journalistes jusqu’à ce qu’un livre, “son” livre, arrive entre les mains du lecteur qu’il saura bouleverser.Cette “technique de l’uranium” (sic), éprouvée depuis les premiers pas de MTL en 2004, semble payante. En moins de dix ans, l’éditeur s’est construit une réputation de dénicheur de chefs d’oeuvre étrangers oubliés, des “ratés” de l’édition qu’il redécouvre ici et là, dans des préfaces, des entretiens, au hasard de lectures. Le dernier stade de la soif et À l’épreuve de la faim de Frederick Exley, Enig Marcheur de Russell Hoban ou Le linguiste était presque parfait de David Carkeet ont atteint ou dépassé les 15 000 exemplaires vendus. Karoo, en février 2012, a carrément été un carton. Achevé en 1996, quelques jours avant la mort de son auteur, le scénariste américain Steve Tesich, il raconte comment un script-doctor trop gros, trop alcoolique, trop mauvais père et trop mauvais amant essaie de se racheter une conduite et une âme en sacrifiant un film, et transforme en tragédie la comédie noire qui faisait sa vie. Quinze réimpressions, quarante-six mille exemplaires écoulés. “Un best-seller, pour nous, admet Dominique Bordes. Mais le livre a été soutenu par beaucoup de libraires, il a été promu à la télévision… Sans cela, il aurait pu finir sa vie plus tôt. Ce n’était pas gagné, ça ne l’est jamais.”

“Je fais de l’édition comme je serais peintre”

Il s’agit donc de batailler toujours. Et de faire mentir la loi qui, dans l’édition, veut que sur dix livres sept soient déficitaires, deux à l’équilibre et que le dernier se vende suffisamment pour compenser les bides. Dominique Bordes, lui, refuse “l’incontinence éditoriale” et ne prétend publier guère plus de trois ou quatre titres par an, mais qui tous trouvent leur public. Ce qui suppose d’être stratège. Si MTL s’est fait un nom avec des pépites anglo-saxonnes, c’est aussi que la maison préparait le terrain pour son grand projet, paru en octobre : Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey, psychédélique auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou.

Ce roman, Dominique Bordes en parle comme un môme du cadeau dont il avait rêvé et qu’il ne revient pas d’avoir entre les mains. On peut s’étonner, de fait, qu’aucun éditeur français ne se soit penché avant lui sur ces 800 pages sidérantes (et cultes aux États-Unis) où deux frères s’affrontent au coeur d’un village de bûcherons de l’Oregon. “Ça a été le premier livre que j’ai voulu publier, il résume tout ce que j’ai fait”, assure Dominique Bordes.

Maîtriser toute la chaîne du livre

Le Journal ambigu d’un cadre supérieur d’Étienne Deslaumes, paru en mai 2012, a amorcé, lui, un léger virage vers une littérature plus grand public que la maison compte poursuivre en 2014. “Je fais de l’édition comme je serais peintre, je ne suis pas un programme éditorial précis. Ce qui m’importe, c’est que le résultat soit le plus abouti possible, c’est-à-dire éditorialement nickel, esthétiquement chouette et commercialement bien pensé.”

Il s’agit, pour cela, de connaître parfaitement toute la chaîne du livre : le jeune homme a, entre autres, travaillé en librairie et en imprimerie avant de lancer sa maison. Pour chaque couverture, il imagine des formats, des couleurs, des textures – comme ce carton qui “peluche” différemment selon la façon dont les lecteurs traitent le livre et qui permet à chacun d’en avoir “sa” version propre. “Pour être créatif, il faut d’abord maîtriser les techniques et savoir comment les choses se passent.” Pour la promotion de la maison, idem : c’est lui-même qui, avant qu’Harmonia Mundi n’assure la diffusion, démarchait libraires et journalistes pour leur proposer ses livres. Les premiers étaient en réalité des revues, en forme de recueils de nouvelles, qui lui ont servi de “cheval de Troie” pour pénétrer les rayons.

“L’empire du secret”

De l’eau a coulé sous les ponts, mais l’éditeur, qui ne vit ni ne cherche encore à vivre de MTL, continue de tripoter tous les rouages du livre pour son propre compte et celui d’autres maisons, comme Zulma,Fayard ou Verticales. Il y joue, explique-t-il, un peu le rôle d’éditeur, un peu celui de “démêleur de problèmes”. “Ce monde, c’est l’empire du secret. Je trouve ça dommage. J’aime voir comment font les autres, les plus grosses maisons comme les plus petits.” Lui déshabille au contraire, en marge de ses livres, le travail qu’ils ont exigé. Ce qui donne pour Karoo : “Ce livre a été écrit par Steve Tesich (1942-1996), traduit par Anne Wicke, illustré par Isabelle Boinot et, enfin, édité par Dominique Bordes, assisté de Claudine Agostini, Louise Bordes, Yann Dubreuil, Xavier Gélard, Dominique Hérody, Clotilde Jonis, Clément Llobet et Béatrice Pô.” Ou encore : “La couverture est du natural sable de 30 grammes imprimé en offset, puis méchamment frappé pour lui faire payer.”

Une coquetterie qu’on a pu reprocher à MTL, accusé, comme d’autres jeunes éditeurs, de faire montre d’un ego excessif. “Ce n’est pas faux : pour mes premiers livres, j’écrivais de véritables éditos, je jouais avec le texte ; je me restreins maintenant aux achevé d’imprimer“. Le soin jaloux qu’il leur apporte permet d’ailleurs, aussi, de souligner le travail “collectif” de l’édition. Et quelquefois j’ai comme une grande idée mentionne ainsi tous les participants à l’oeuvre commune, dont les diffuseurs, l’imprimeur et les attachés de presse. Avec cette précision : “Il a fallu huit années et le travail acharné d’une vingtaine de personnes pour que ce livre voie le jour en français.” Huit années et un investissement total de soixante-dix mille euros entre l’achat des droits, la traduction, la fabrication et l’illustration de couverture confiée, excusez du peu, à Blexbolex, lauréat en 2009 du “prix du plus beau livre du monde”. Reste à ce que la contamination radioactive fonctionne, cette fois encore.

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Source: Lepoint.fr


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