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"L'Homme qui savait la langue des serpents" d'Andrus Kivirähk

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Alors que je peine à me dépêtrer de la toile qu’a tendu pour moi (et pour bien d’autre faibles lecteurs) une parution de la rentrée habilement marketée, le temps passe et mes livres lus ces derniers mois s’empilent sur mes étagères, entretenant l’espoir d’accéder aux pages du BdB (il se murmure sur les rayonnages de ma bibliothèque, que, bonne ou mauvaise critique, c’est l’une des consécrations auxquelles ils peuvent prétendre). Pour des raisons organisationnelles, leur temps sur cette étagère est malheureusement compté, et nombre d’entre eux (surtout avec mon rythme de publication léthargique du moment), retournent sommeiller là d’où ils viennent sans avoir connu leur heure de gloire. Lu en août, l’Homme qui savait la langue des serpents aurait depuis longtemps du achever ce processus. N’était la force de mon coup de cœur, qui m’incita, avant d’entreprendre d’en parler ici, à le donner à lire autour de moi. Et c’est donc indemne de toute poussière, mais marqué par plusieurs lectures, que je viens de retrouver le pavé publié aux éditions Attila et sa couverture joliment illustrée par Denis Dubois (un effort supplémentaire sur la qualité d’impression de ladite couverture aurait rendu le livre parfait).
L’avis d’Emmanuel
Dans les forêts de l’Estonie primordiale…Il y avait mille angles pour démarrer cette critique de L’homme qui savait la langue des serpents. En chroniqueur faible que je suis, je me laisse aller à prendre celui qui, tout en étant le plus trivial et le moins consommateur de ressources intellectuelles, saura susciter la curiosité du plus grand nombre : son origine géographique quelque peu inhabituelle. Car des auteurs estoniens, on n’en croise pas sur tous les rayonnages de librairie. Gageons toutefois que cette particularité exercera un effet d’attraction sur une fraction non négligeable de nos lecteurs (au moins ceux Parisiens de moins de 45 ans). Ne vous attendez pas cependant à découvrir dans ce contexte les facettes méconnues de Tallinn ou les plages des 1500 îles estoniennes. Car c’est dans les forêts profondes de l’Estonie médiévale que nous transporte l’auteur, Andrus Kivirähk, véritable star dans son pays, pour nous y faire vivre les dernières heures des Estoniens de la première (heure), derniers païens d’Europe qui furent asservis au cours du treizième siècle par les croisés teutons. Non, ne vous enfuyez pas. L’homme qui savait… n’est pas un roman historique barbant, ni une épopée pour ménagère en mal d’aventures. Et il n’est certainement pas nécessaire d’avoir appris par cœur la page wikipédia consacrée à l’Estonie pour l’apprécier. Car Kivirähk a pris le soin d’ôter de son texte toute référence chronologique ou géographique précise, ce qui confère à son récit un caractère de fable, intemporelle, jetant pour le lecteur ignorant du contexte particulier de l’Estonie (sur lequel une intéressante post-face l’éclairera au terme de sa lecture), une lumière des plus intéressantes sur notre monde.
« J’étais là, au cœur de la folie moderne et mon destin était d’y demeurer jusqu’à la fin de mes jours. »
Leemet, pas de crochets, mais parfaitement fluent en langue des serpentsC’est donc à la fin d’une ère, celle des Estoniens primitifs, dont la légende voudrait qu’ils aient vécu dans la forêt en parfait entendement avec les serpents qui en demeurent les rois, que nous convie l’auteur. Serpents dont la maîtrise de la langue, sorte d’esperanto des temps anciens, aurait permis à ces hommes de communiquer avec les animaux et donc de subvenir à tous leurs besoins essentiels sans efforts. Mais attention. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ces hommes « sauvages » n’ont pas succombé aux assauts de chevaliers sanguinaires, pas plus qu’aux velléités esclavagistes d’un peuple voisin. Leur extinction s’est au contraire produite en douceur, de manière tout à fait pacifique, et même consentie. Aussi le narrateur de l’histoire n’est-il pas un héros intrépide, mais un jeune homme sans envergure particulière, Leemet, celui qui, par le hasard des choses, sera effectivement le dernier. Leemet nous raconte donc dans un style très direct, sobre et mesuré, les étapes marquantes de sa vie, qui se trouvent également être celles du déclin de son peuple. L’oubli progressif de la langue des serpents, qui rend la vie plus difficile ; l’exode depuis la forêt, lieu de toutes les libertés, vers le village, où l’on est obligé de travailler sous la coupe des seigneurs locaux, sans espoir véritable d’accéder au bonheur ; la fascination pour une technologie qui ne sert qu’à pallier ce que les hommes ont accepté d’abandonner (telles les armes qui permettent de chasser le gibier qu’un simple mot dans la langue des serpents suffisait auparavant à appeler à soi) ; le fanatisme d’Ulgas le druide, de Tambët et de quelques autres qui focalisent l’acrimonie des dernier habitants de la forêt sur des problèmes qui n’en sont pas, entretenant la peur et le malaise, pour finalement accélérer malgré eux une déliquescence qu’ils cherchent par tous les moyens à éviter…
« Et c’est bien là le problème : je n’ai pas vécu une vie ordinaire. C’est-à-dire que j’ai bien vécu, ou plutôt j’ai tenté de vivre une vie ordinaire, mais c’est le monde autour de moi qui a changé. »
L’Estonie existe toujoursNaturellement, on peut voir, de manière plus ou moins transparente, une préoccupation potentielle du lecteur contemporain derrière chacun des nœuds narratifs ci-dessus, ainsi que dans les dizaines d’autres qu’aborde le roman. Mais le simple fait de transposer ces problématiques dans l’univers intemporel de l’Homme qui savait… suffit à placer le lecteur qui s’est déjà posé ces questions dans une position des plus intéressantes : tout en embrassant de manière parfaitement empathique la destinée de Leemet, il est bien forcé de constater que les difficultés auxquelles il doit faire face, dans un contexte totalement différent du sien, sont les mêmes, ce qui induit une inévitable distanciation des plus propices à la réflexion. De plus, Kivirähk semble mettre un point d’honneur à ne jamais prendre parti, contrebalançant habilement chacun des événements douloureux ou que l’on pourrait considérer comme inacceptable, si bien que l’on se voit forcé avec Leemet d’accepter le triste sort réservé par l’Histoire aux Estoniens des forêts, avec un étonnant sentiment au fond du cœur, mélange pour moi totalement nouveau de révolte, de résignation, d’apaisement et de philosophie que le banal « pourvu que la vie continue » ne peut bien évidemment pas suffire à rendre.
« En ce temps-là, nous n’étions encore que des ombres au crépuscule, s’étendant avant de mourir. Moi, j’ai disparu : nul ne sait plus que j’existe. »
A lire ou pas ?En relisant les quelques mots que j’ai écrits ci-dessus, je me rends compte que je n’ai guère réussi à rendre le souffle si particulier dont Andrus Kivirähk parvient à animer son roman. Mieux vaut donc que je sois plus direct, pour être certain d’avoir fait passer le message qui me tient à cœur : l’Homme qui savait la langue des serpents a pour moi été un grand roman, l’un de ces livres importants, qui parlent à votre âme dans sa langue particulière et marquent une étape dans votre histoire de lecteur et dans le cheminement de votre pensée. Je ne peux qu’espérer que votre rencontre aura la même intensité.
« Il y a tant de choses que nul ne saura jamais plus. »

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