Note : ce compte rendu
peut sembler inhabituel, mais seule la forme du poème nous semblait à même de
pouvoir rendre compte et de la
singularité du livre commenté et du mouvement
de la sensibilité de son auteur.
« Comment fais-tu pour vivre vraiment,
pour prendre part
au monde, être dedans,
réellement un de ses habitants, concerné,
intéressé,
participant, ému souvent jusqu’
à pleurer, jusqu’à chanter, jusqu’à fondre
? »,
s’interroge Éric Chevillard sur son
blog L’autofictif. Stéphane Bouquet
dans
son dernier livre –
magnifique – fait sa
réponse ; et nous la dit sous la forme de
poèmes et de
proses, courtes. Il s’agit
de toucher et d’être touché. « Pourquoi n’
y
a-t-il pas de monde en dehors du toucher
ou pourquoi, plutôt, n’est-[on] au monde
que
si on le touche ? ». Toucher, c’est em
porter ce qu’on touche avec soi, dans l’ins
tant,
pour que cette chose qu’on emporte et
qui est si proche ne soit pas ce qui tombe
dans
la mort. Dans ce qu’on va oublier déjà.
Dans l’in
différence. Aussi « [t]oute chose touchée est-
elle
aussitôt une chose sauvée ». Dans l’in
différence c’est à dire dans l’indistinct
:
dans ce qui est le non-individuel.
Toucher, c’
est reconnaître chaque chose comme étant
individuelle,
comme ayant son visage
– même un arbre, même une pierre, il dirait oui,
même
un ruisseau doux et les courbes d’un
chemin aussi courbes qu’un ruisseau –, doux
visage
dont on pose, ensuite, le souvenir sur
son ventre comme une serviette chaude de
hammam.
Si regarder pour voir c’est prendre
conscience de ce qui nous entoure, chercher
sa
place au milieu de toutes les choses re
gardées, pour devenir soi aussi une chose
regardée,
toucher c’est accompagner cette
chose qui existe – et qui se trouve suffisamment
proche
de soi pour qu’on puisse la-toucher –, c’
est l’accompagner dans son élan. Amoureusement.
C’est
à dire sans heurter jamais son cours. Sans faire
qu’il se brise en tombant dans un cours qui lui soit é
tranger.
Et tout le travail de Bouquet consiste à faire
que le « verbe parler p[uisse] devenir le substitut du
verbe
toucher ». Bien sûr, il s’agit de toucher le lecteur,
le toucher pour qu’il s’ouvre à ce qu’il lit comme – c’
est
l’image que je me fais, même si je sais-avec-certitude
qu’elle est fausse – les feuilles des arbres s’écartent douce
ment
pour que la lumière ne touche pas qu’elles mais
vienne aussi jusqu’à la mousse, posée tout près des
racines
imposantes et peut-être majestueuses. Dire un peu plus,
il s’agit de toucher le lecteur pour qu’il s’ouvre suffisam
ment
pour être touché par sa vie : par sa vie propre mais
aussi par celle de l’auteur, par sa et sa vies / par leurs vies jusque dans
le
plus emmêlé (démêlé pour être aussitôt emmêlé) des pensées, jus
/
que
dans le plus brusque des retours – celui
que fait la mort dans la jouissance ; sourire
creusé,
stupéfait, de ce qui pose (avec une musique de souffle)
une différence, comme manteau ou plus exacte
ment
châle, sur les épaules d’une seconde, ou deux. Mais, surtout…
Écrivant à partir de son désir, écrivant sur
des
corps, sur des visages, sur des paroles,
écrivant sur des garçons que la mort a fauchés,
l’auteur
écrit pour les toucher eux, pour qu’ils
restent là, avec lui, dans la grande maison du
livre
(pièce après pièce on y – émerveillé –
déambule). Dans chaque pièce qui est, c.-à-d.
qui
devient 1 chambre, Bouquet allume qqch
qqch comme une lumière
(même-et-surtout en plein jour)
qqch de plus proche encore qu’une
lumière.
Proche
& en amour.
Et
c’est un poème &/ou prose.
Écrivant sur ceux (1 + 1 + 1 + 1… & tous mais toujours singulier) qu’
il
a aimés, ceux que son désir a cherché à ouvrir, – ouvrir cette
lumière et qui est l’âme, ouvrir cette lumière sans
gifler
le
visage
de leur mystère –, il est avec tous
ces visages,
tous
ces « je », tous ces « tu » aimés,
même anciennement aimés c’est toujours ce-qui-est-(vient)-nouveau,
comme
le narrateur
avec le chien-renard dans Nord de
Claude Simon,
« comme je ne lui caressais plus le
ventre le
chien-renard me regarda un instant
interrogatif de ses
petits yeux doux puis il s’est relevé s’est
secoué et
est parti vers les bois »
à
ceci près que le poème et la prose de Bouquet,
dans chacune de leurs parties, dans leur ensemble,
sont
une caresse continuée, jamais suspendue même
quand l’interrogation -plaie vive- de ce qui se penche dans la mort
perce
& foudroie un peu tt l’intérieur de l’imaginaire
:
ventre.
[Matthieu Gosztola]
Stéphane Bouquet,
Les amours suivants, Champ Vallon,
collection « Recueil », 2013, 99 pages, 12 euros.