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[note de lecture] Yekta, "Registre des ombres", par Marc Delouze

Par Florence Trocmé

Une voix venue de loin dedans  
 

 « Chacune de nos phrases doit commencer par le point qui nous coupe du tapage des mondes et s’achever avec la majuscule du secret que nous n’avons pas su dire. » 
Quand on extraie cette phrase et qu’on se plonge dans l’eau de ce diamant à la pureté de glace, on se dit qu’au-dessous, et tout autour, la banquise cachée du poème n’a pas fini de dériver dans notre mer imaginaire.  
Certes il s’agit de langage, mais ce n’est en rien ostensible manière de poète poseur. C’est inquiétude, pesée et repesée, de qui ne parle pas pour ne rien dire,  ni pour fuir un silence si souvent présenté comme effrayant par de bavards poésophones.  
Ici le poète se mesure bien, en un combat tout sauf douteux, à l’écueil qu’une poétique sagesse arabe annonce : « si ta parole n’est pas plus belle que le silence, tais-toi ». Car sa parole, oui, je le dis comme je l’entends, s’avère plus belle que son absence. Précisément parce qu’elle dit  aussi son absence – du moins la laisse-t-elle entendre.  
Ainsi aussi du temps – dont je suis bien persuadé qu’il est le seul thème qui se survit en poésie – lu comme on fait d’une phrase à l’envers, qui n’en finit pas de glisser sous les pieds du lecteur, tapis roulant filant à l’envers de notre illusoire progression :  « j’ai toujours la nostalgie du futuret j’ai toujours la frousse du révolu murmure le somnambule par-dessus ton épaule ». 
Voici la poésie comme on aima la découvrir chez Pasolini par exemple : taillée dans le réel le plus brutal, et généreuse comme une caresse qui peut blesser avec amour.  
En quatre chants, Yekta – un nom qui semble faire du plus lointain étranger l’intime de toujours -  prend le lecteur de poésie à contre-pied de ses habitudes de lecture, voire à rebrousse-poil de ses paresses ;  partageant chaque texte, un par page, en quatre paragraphes, il nous signifie que le sonnet n’est pas lettre morte, mais structure sous-jacente à toute désespérance baudelairienne revisitée à la lumière vacillante d’un siècle déjà bien problématique. Ce souci de la forme, ce soin dans l’agencement des mots et des formules qui percent l’attention, prouvent que le poème ne naît pas seulement du poète, mais de la langue elle-même, livrée à sa terrible sauvagerie en dépit de toute volonté.  
Chaque chant s’ouvre par une citation qui fait totalement corps avec le texte. Celle d’Alvaro Mutis (« Chaque poème est un fracas / de voiles blanches qui s’écroulent / dans le rugissement glacé des eaux ») dessine les contours d’un art poétique revendiquant, dans un même mouvement de pendule énervé, la rupture avec les codes ambiants (leur confort de chaussons avachis désespère), et une haute tradition qui peut mener de Dante à Antonin Artaud : « notre sauveur est un trouvère à valium évanoui dans son vomi ». 
De citation en citation, c’est tout le poème que l’on aimerait recopier, ainsi qu’on fait des grands livres qui nous dévorent.  Histoire de prendre note totalement de l’acte de naissance d’un poète venu au jour tout armé de lui-même, neuf et déjà debout face au désert des sourdes multitudes. 
Ecoutons  – ou mieux : mâchons et remâchons dans nos bouches ankylosées, la beauté foudroyante de ces mots  qui se bousculent comme rêves et cauchemars emmêlés :  « ce sont voix remontant l’estuaire de la mémoire jusqu’aux rivages du sommeil dans le cadre où rêver les ongles cassés sur le verre / dans l’obscurité nos moignons de voleurs veulent une poigne de possédé ». 
 
Yekta,  Registre des ombres, L'Oreille du Loup, 2013.
L’Oreille du Loup, l’éditeur de ce livre incandescent, offre une version bilingue en espagnol (œuvre de Myriam Montoya, poète elle-même et responsable de l’édition), ajoutant ainsi une touche d’étrangeté à ces textes venus de si loin si près qu’ils semblent eux-mêmes traduire cette part, au fond de nous, de la nuit archaïque.  
 
[Marc Delouze]
 
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