… Et donc, disais-je, j'espère que tu t'amuses en écrivant.
Attention, je ne parle pas ici de glisser ici ou là une petite blague qui te fera rire, parce que crois-moi, quand un éditeur lit à la file une dizaine de manuscrits (il le peut, oui : il s'arrête souvent après cinq pages), la petite blague le fait rarement rire. Je te parle de cet élan de joie qui te fait écrire plus vite, et qui parfois, donne à ton texte ce que tu écris une grâce dont tu ne prendras conscience que bien plus tard, quand tu tenteras en vain de la retrouver.
L'auteur qui s'amuse en écrivant, ça se sent tout au long du livre, dans quelques petits mots glissés en passant, dans l'enchaînement de deux idées, et surtout, surtout, entre les lignes.
L'auteur qui s'amuse, c'est Benacquista qui imagine Saga, c'est Marcel Aymé et son sarcasme doux, c'est Jasper Fforde et sa Thursday Next, Gideon Defoe et ses Pirates... Il y a plein de façons de s'amuser en écrivant, je pourrais multiplier les exemples mais je suis nul à ce jeu là, et puis j'en ai un, là, sous la main, que je te recommande.
C'est le faux journal d'un grandécrivain retiré sur une petite île au milieu d'une rivière et qui raconte, en toute fausse modestie, sa vie, son œuvre et ses conquêtes.
"Longtemps les éditeurs m'ont réclamé ses pages (...) Ils étaient heureux, m'écrivaient-ils, d'y lire les confidences de quelqu'un qui fût vraiment du sérail. Par-dessus tout, l'absence d'ironie les enchantait. C'est si rare, disaient-il, à une époque où chacun affecte de prendre ses distances, et se moque par peur d'être moqué !
Mais peut-on rire de l'amour et du commerce des femmes ? Assurément non, à moins d'être singulièrement immature. Il en va de même de beaux sujets tels que l'écriture ou la pêche sportive, qui commandent naturellement le respect."
Aurais-je lu ce livre si on ne m'en avait pas chaudement recommandé la lecture ? Sans doute pas. Je l'ai entamé comme on met un doigt de pied dans une rivière, à peu près certain qu'on n'ira pas plus loin. Mais comme chaque page m'arrachait un sourire (ce petit plaisir de la connivence, du petit détail qu'on a chopé au détour d'une phrase et qui fait dire : bien joué, mec), j'allais voir la suivante - et elles se méritent, les pages de ce roman : l'auteur et l'éditeur ont joué jusqu'au bout le jeu de la prétention littéraire à l'ancienne, ils n'ont pas massicoté le livre, de sorte qu'il se lit tout entier avec un coupe-papier.
"J'achevai le manuscrit d'Une passion toscane [tu l'entends, le rire de l'auteur quand il a trouvé ce titre?] et tins à le déposer moi-même, afin de me distraire - oh, sans grandes illusions - de mon chagrin. Alors que je patientais, je fus mis en présence d'une jeune stagiaire, aussi superbe qu'intimidée. Je lui proposais un verre dans un café des environs, elle n'osa refuser. Moins d'une heure après, nous étions dans sa petite chambre."
On peut penser à Machin, Bidule ou Enthoven, ces vieux auteurs de tous âges qui écrivent un roman à chaque fois qu'une jeunette les quitte. Mais ne cherche pas : ils sont tous là.
D'anecdote et petit détail ("pour me distraire je composais quelques petits poèmes avec l'intention de les poster pour le Japon, où je savais qu'ils seraient lus avec intérêt par des universitaires"), Delhomme a su trouver la quintescence de l'auteur-avec-un-grand-A pour en faire un archétype.
Je me souviens d'une interview de Jean-Marc Roberts, qui racontait que ses meilleurs livres étaient sans doute ceux sur lesquels il avait passé le moins de temps - parce que l'énergie était là, non diluée. Je ne connais pas Delhomme et je ne sais pas sur quelle impulsion il a écrit ce livre, mais je parierais bien que c'est ce qui s'est passé pour lui.
Sa grande force, c'est de ne jamais dévier de sa ligne. Il s'amuse de phrase en phrase mais ne tombe jamais dans la facilité d'un bon mot. Toujours dans la parodie, jamais dans la moquerie, l'ironie ne se sent qu'à petites touches et elle fait mouche, quelques petits hé hé ici ou là et hop, c'est le livre entier qui sonne comme un éclat de rire.
Et il y a encore plus que ça. Tu verras, Journal lacustre est aussi un livre qui donne envie d'écrire. Qui donne envie, par exemple, de croire que tu pourrais toi aussi, un jour, écrire un roman en quelques semaines, sur la lancée d'une inspiration. Ou que tu pourrais, là tout de suite, reprendre les 120 000 signes d'un roman en cours pour le transformer au présent ou à la première personne (je ne vois pas du tout pourquoi j'écris ça) au lieu de procrastiner ou d'écrire une note de blog.
Tu la sens venir, l'étincelle ?
Amuse-toi bien.