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[Fantasy & SF] La planète exsangue

Par Flo

Jour trentième du mois d’écorce, année douze mille huit cent trente-deux

Me voici embarqué sur le Cormoran, ce vaisseau humain pilleur de ressources. Ai-je bien fait de joindre l’équipage ? Je me pose moi-même encore la question.

C’est pourtant le seul moyen de recueillir des données d’une valeur inestimable. Que ce soit historique, géologique voire même biologique. Combien de vestiges ou d’ébauche de vie ont été détruits par ces vampires métalliques qui défigurent les mondes en suçant jusqu’à leur moelle !

Je ne pouvais laisser passer cette chance. Je suis le seul Elvien à bord et je dois supporter l’arrogance humaine depuis le début du voyage, mais le sacrifice en vaut largement le coup. L’opportunité d’observer un monde intact avant qu’il ne soit saccagé par leurs machines glacées est unique. C’est la première fois que les humains acceptent la présence d’une équipe scientifique – en l’occurrence, moi seul – au sein d’une de leur mission d’extraction de minerai. Qu’un Elvien soit toléré à leur bord est d’autant plus étonnant. Les planètes que les humains ont sous leur juridiction sont en général farouchement gardées.

Nous allons bientôt arriver dans le système stellaire que nous visons. Voilà pourquoi tout l’équipage a été réveillé. N’ayant pas grand-chose à faire de mon temps d’attente, je me suis dit que noter mes impressions pourrait m’occuper et m’apaiser l’esprit.

Jour huitième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

L’étoile vers laquelle nous nous dirigeons grossit à vue d’œil. Il s’agit d’une naine rouge que les humains ont baptisé Coral – je refuse de retenir la désignation officielle – et que le peuple elvien désigne par l’œil du crépuscule ; enfin, pour être précis, l’œil du crépuscule du sud-ouest qui vient au croisement des lunes ; mon peuple aime la précision.

L’équipage m’adresse peu la parole. Ils me voient probablement comme un intrus. Même s’ils ne grimpent plus aux arbres, je me dis que les humains n’ont pas beaucoup évolué de leur condition de primate territorial. Les moins sujets à cette discrimination inter-espèce sont les humaines. Elles sont malheureusement extrêmement rares à bord du Cormoran.

Je n’ai pas fait le trajet pour sociabiliser avec le genre humain après tout. J’aurai bientôt autrement plus intéressant à étudier que les bas instincts de grands singes ayant perdu leurs poils et leur adresse.

Jour dixième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

La planète est en vue. Nous serrons bientôt en orbite. Puisque je n’ai pas d’autre nom pour la désigner, je me dois d’utiliser le nom ô combien poétique que les humains lui ont donné : DMe4-1zb6. Il me semble que la première lettre désigne le degré de vie présent à la surface (en l’occurrence « Dead » ici) ; la suite signifie qu’elle a une taille équivalente à quatre fois la planète Mercure (une planète du système solaire humain assez petite selon mes souvenirs) ; puis la séquence finale indique le nombre de planètes de cette dimension déjà rencontrée.

Les humains s’y sont intéressés car elle semblait plus lourde que les autres planètes de son diamètre. Cela laisse supposer la présence d’importants gisements de métaux lourds. Parfait pour l’implantation d’une de leur usine à vaisseaux et, accessoirement, la destruction d’un monde. Une fois que leurs machines ont fini de dévorer les entrailles d’une planète ainsi équipée, il ne reste d’elle qu’un vague nuage d’astéroïdes. Des nuées de vaisseaux sont enfantées de cette abomination mécanique. Je ne peux m’empêcher d’y voir un insecte pondant ses millions d’œufs parasites qui dévorent leur victime de l’intérieur.

À y voir de plus près, la planète a dû avoir un passé tourmenté. Ce n’était pas visible de loin, mais des excroissances – à ce stade, on ne peut plus appeler cela des montagnes – surgissent ça et là de sa surface. Autre témoin plus discret de la destruction qui a eu lieu ici : un disque de fines poussières en orbite, tout juste discernable.

Aucune activité géologique ne peut avoir causé de telles déformations, même si la masse de la planète doit provoquer des mouvements tectoniques impressionnants. Une collision avec un autre objet céleste aurait simplement laissé un cratère. Nous tenons peut-être quelque-chose d’inédit. Il est fort probable que cette défiguration soit artificielle !

La nature ne peut avoir façonné une telle chose. Une espèce intelligente doit être responsable. Reste à savoir laquelle et ce qui a bien pu se passer.

Jour onzième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

Nous descendrons demain pour commencer l’exploration. Pour l’heure, je profite que nous sommes face à cette étoile rouge pour me gorger de ses rayons. Coral n’est pas un soleil très puissant, mais je ne m’étais pas baigné de lumière naturelle depuis si longtemps que la sensation est extatique.  Les humains me regardent bizarrement, murmurent dans leur coin et me pointent du doigt. L’un d’eux est même venu me demander s’il était vrai que les Elfes étaient comme les plantes, se nourrissant du soleil grâce à la photosynthèse. J’ai simplement opiné en lui précisant que nous n’étions pas des Elfes mais des Elviens.

Ils ne font donc pas semblant d’être stupide, en réalité. C’est naturel.

Jour douzième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

La descente à la surface a été assez grandiose. Les roches semblent avoir été écrasées, fondues et tordues tout à la fois. Des cristaux de toutes les couleurs se retrouvent éparpillés, intacts ou brisés.

Il n’y a pas la moindre trace d’atmosphère ; s’il y en a eu une auparavant, elle a été balayée.

Les senseurs du vaisseau ont détecté une série d’anomalies dignes d’intérêt : la distribution des roches plus qu’étrange – des concentrations de métaux lourds, rencontrées habituellement dans le noyau des planètes, présentes ici à la surface – ; le champ magnétique et la gravité ne semblent pas répartis uniformément ; et plus étrange encore, aucune radiation n’est détectée au sol alors que rien ne protège des rayons cosmiques ou solaires.

Un réseau de galeries semble s’enfoncer loin dans les entrailles de ce monde. J’attends le reste de mon équipe et nous allons parcourir l’une d’elles. Vu leur tracé, elles ne doivent pas avoir été creusées naturellement. Ces limaces d’humains ne peuvent pas descendre plus vite ?!

———

C’est du jamais vu ! Ces galeries ont un aspect organique, mais sont composées d’alliages métalliques et non-métalliques extrêmement complexes. Aucune écriture, aucun symbole de qui aurait pu construire une telle structure. Pas la moindre empreinte dans la fine couche de poussière au sol ; d’ailleurs, à part de la poussière, il n’y a rien à observer de notable.

Nous avons programmé une nuée de ces micromachines qu’affectionnent tant les humains pour dresser une carte précise des ramifications de ces galeries. Tel un essaim d’insectes nuisibles, elles se sont envolées à l’assaut de l’inconnu en bourdonnant – à ceci près qu’avec l’absence d’atmosphère pour y faire du bruit, elles ne bourdonnaient que dans ma tête.

Les échantillons que nous avons rapporté à bord ne nous ont rien appris pour le moment, à part que nous ne connaissons pas la majorité des molécules composant les parois. Découper les plus infimes morceaux de ces parois a d’ailleurs été particulièrement long et laborieux ; à croire que ces matériaux sont quasiment indestructibles.

Je ne sais même pas sur quoi miser. La forme de vie qui est responsable de tout ceci doit être étrangère à tout ce que nous connaissons.

Jour seizième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

J’ai encore passé la journée dans les galeries. Elles n’en finissent pas. Leur géométrie est fascinante, à mi-chemin entre le végétal et l’animal. Même les plus grands de nos sages elviens ne pourraient faire pousser une telle structure avec leur magie. Mais j’ai beau admirer ce travail à la fois minutieux et démesuré, n’y trouver aucun indice quant à leur origine me frustre au plus haut point.

Les quelques humains qui m’accompagnent semblent pouvoir se contenter de mystères irrésolus ; ce n’est pas mon cas. Ils sont d’accord sur le fait que c’est le plus monumental des vestiges qu’ils ont rencontré sur une planète à exploiter. Ils maintiennent cependant que de tels sites ne font que multiplier les questions et que celles-ci restent invariablement sans réponses. Ou bien, les seules réponses qu’ils obtiennent son inintéressantes.

Les galeries mènent probablement quelque part. Nous trouverons bien des salles, des artefacts, des écritures… quelque chose !

Jour vingt-deuxième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

Aujourd’hui, nous avons parcouru la surface de ce monde. Je pense que c’est une perte de temps. Une catastrophe a dû se produire il y a très longtemps, mais je doute qu’étudier ses conséquences nous apprenne quoi que ce soit sur la civilisation qui a vécu ici. Et tout indique qu’il s’agissait d’êtres vivants en souterrains plutôt qu’en surface. Pourquoi auraient-ils tant creusé les entrailles de la planète, sinon ?

Jour vingt-troisième du mois du chêne, année douze mille huit cent trente-deux

Ils n’ont peut-être jamais vécu ici ! Ces êtres mystérieux sont peut-être venus ici pour creuser et récolter je ne sais quoi au plus profond de la planète ; la défigurant irrémédiablement. Un peu comme les humains viennent le faire à leur tour.

Mais s’ils venaient bien s’emparer d’une ressource, ce n’était en aucun cas un métal, quand on voit à quel point elle en regorge encore à ce jour.

Qu’étaient-ils venus chercher ? Ou peut-être n’ont-ils jamais trouvé ce qu’ils convoitaient ?

Mes collègues humains ont bien raison ; plus on étudie ces vestiges et plus on se pose de questions. Plus je creuse le sujet et plus j’ai l’impression de me perdre dans ces galeries…

Jour troisième du mois du lierre, année douze mille huit cent trente-deux

Le capitaine du vaisseau m’a prévenu qu’il serait contraint de se poser pour commencer l’installation des équipements miniers si je ne parvenais toujours à aucun résultat d’ici quelques jours.

Les galeries semblent s’étendre à l’infini sous terre. Cela fait plusieurs jours standards que les micromachines sillonnent leurs sinueux méandres sans que cela paraisse finir.

À certains endroits, une symétrie semble apparaître dans le tracé des tunnels. Mais il s’agit à chaque fois d’une symétrie légèrement tordue, de biais. Le temps a très certainement altéré ce qui a été conçu ici. C’est bien le seul résultat que nous ayons pu obtenir en étudiant les poussières en orbite et à la surface de la planète : un minimum de seize millions d’années standards se seraient écoulées depuis la supposée catastrophe – s’il s’en est bien produit une. Information parfaitement inutile quand ce qui nous intéresse vraiment, c’est la réponse à toutes les autres questions. Qui, quoi, comment ? Voilà ce qu’on veut savoir ! Pas quand.

Jour sixième du mois du lierre, année douze mille huit cent trente-deux

Les micromachines semblent enfin avoir achevé leur tâche. Ce que je craignais est arrivé : rien n’a été trouvé aux extrémités ; aucune salle secrète ; aucune inscription révélant le sens caché de tout ceci ; juste des trous vides et propres que des vers géants et plutôt méticuleux auraient pu creuser.

Le seul fait notable qui en ressort est que deux réseaux de galeries bien distincts parcourent la planète. Seulement deux ; ils ne sont pas connectés ; ils s’ouvrent tous les deux sur la surface avec un nombre identique d’accès.

Leur volume et leur longueur sont équivalents. Les matières qui composent leurs parois sont similaires.

Il doit bien y avoir une signification à tout cela ! Pourquoi deux et pas trois ? Pourquoi avoir creusé si profond ? Qu’y avait-il de si important pour dévaster ainsi une planète ?

Je vais revoir les données, il doit y avoir quelque chose qui m’échappe !

Jour huitième du mois du lierre, année douze mille huit cent trente-deux

Rien.

Je ne trouve rien. Je n’y comprends rien. Et ces stupides humains ne font rien pour m’aider. Tout ce à quoi ils pensent, c’est combien de mégatonnes de titane, d’uranium ou de je ne sais quel autre éléments au nom abscons ils vont pouvoir extraire.

Combien de vaisseaux, combien de croiseurs, combien de stations-ports cela va construire ?

Mais en dehors de ça, rien ne les intéresse ! Savoir qui était cette civilisation ; si elle existe encore ailleurs ou depuis combien de temps elle parcourt l’univers ; tout cela, ils s’en moquent éperdument !

Rien que des singes obsédés par qui fera le plus gros tas de cailloux !

Jour onzième du mois du lierre, année douze mille huit cent trente-deux

Le vaisseau s’est posé ; ils installent leurs machines minières sur un filon de métaux lourds commodément en surface.

Je me suis résigné, mais je ne peux pas supporter de les voir massacrer ce monde, et comme je n’en aurais bientôt plus l’occasion, je suis parti explorer la planète à pied, muni d’une de leur combinaison exosquelette. Ainsi enveloppé de leur technologie, j’ai le sentiment de voler à chaque pas. À la plus légère des foulées, je parcours une dizaine de mètres. Je peux sauter au sommet ou en bas de falaises d’une centaine de mètres ; et je n’ai pas trouvé de rocher assez lourd pour ne pas être soulevable par cette combinaison. Ces primates ont toujours fantasmé sur la force pure. Mais à quoi bon ? Ils ne parviennent même pas à maîtriser la simple puissance de leur corps… Sans gadget pour les assister et les rassurer, ils sont perdus.

J’approche d’une série de canyons remarquablement parallèles. L’on pourrait croire qu’une bête gigantesque a laissé cette cicatrice dans la roche d’un coup de griffe colossal. Le fond de ces gouffres semble avoir été fondu par quelque action volcanique. Des pans entiers de roches sont lisses comme du verre. En d’autres endroits, la falaise est déchirée, paraissant aussi coupante que le fil d’un rasoir.

Les minéraux sont bruts ; ils n’ont pas eu l’occasion d’être érodés ou oxydés. La violence des événements qui les a brassés est figée dans ces tourbillons de couleurs. La vision est irréelle de beauté.

Une montagne se dresse fièrement non loin de là. Elle disparaitra bientôt au profit de vaisseaux humains. Je vais la gravir pour lui rendre hommage une dernière fois.

Je n’ai jamais atteint un sommet aussi escarpé aussi facilement. Il ne m’a fallu que quelques bonds ; je n’ai ni forcé ni transpiré. Où est le mérite d’avoir réussi quelque chose, équipé d’une telle combinaison ? La victoire est arrachée, volée. Je comprends mieux la fainéantise maladive de ces primates. Ils n’accomplissent plus rien avec leur corps ; pourquoi accompliraient-ils quelque chose avec leur esprit ?

La vue d’en haut est magnifique. Le paysage est désolé, mais pur ; si l’on omet le vaisseau humain qui commence fébrilement à jouer son rôle de parasite. Malgré moi, je l’observe planter ses machines fouisseuses dans une immense cavité. C’est la première qu’ils ont repéré en arrivant ici et elle regorge de métaux plus rares les uns que les autres. Leur impatience était palpable, ils doivent être au comble du bonheur.

Une des galeries, que j’ai parcouru, commence dans le fond de cette cavité, mais bientôt, il n’y aura plus rien à étudier, plus rien à élucider, que des minerais à récolter.

La cavité m’a semblé bouger un instant. Auraient-ils fragilisé la roche si vite avec leurs installations ?

La multitude de machines grouillant au sol me renvoie des reflets chromés. J’aurais juré que les rayons du soleil ne peuvent atteindre cette caverne, mais ils semblent se courber pour y parvenir, comme attirés par l’ombre de ses profondeurs. Je pense qu

———

Je file vers une mort certaine, mais ce à quoi je viens d’assister était prodigieusement inouï.

La caverne où se trouvait le vaisseau n’en était pas une. Il s’agissait des mâchoires d’une créature géante. Je les ai vu se refermer brutalement sur le Cormoran. L’explosion des réacteurs aurait dû pulvériser et irradier la moitié de la planète, mais celle-ci est tout juste parvenue à m’aveugler un court instant. Sans le moindre bruit, tout a été absorbé, comme avalé entre les gigantesques mâchoires.

Puis la planète s’est déchirée en lambeaux. Cette créature qui vient d’engloutir le vaisseau s’est extraite des entrailles de ce monde déjà défiguré.

Je suis maintenant à la dérive dans le vide spatial ; j’ai été projeté quand cette monstruosité a commencé à remuer. Est-ce une chance ? Mon agonie aurait été plus courte si j’avais été broyé…

Certains diraient qu’assister à l’éveil de cette créature est une opportunité unique. Or, quelle utilité aura ce souvenir quand je ne serai plus ?

Elle vient de prendre son envol, s’appuyant contre ce qu’il reste de la planète éventrée pour se diriger vers le soleil. Elle ressemble à s’y méprendre à un dragon. Un dragon aux proportions planétaires. Ses ailes sont déployées face aux feux de Coral, captant les rayons de l’étoile rouge, telles d’immenses voiles.

L’absence de radiations à la surface de la planète ! C’était donc ça. La créature les absorbait de quelque manière pour se recharger lentement. Le réacteur du vaisseau était exactement ce qu’il lui manquait pour accélérer les choses. Le rayonnement du soleil devrait finir de la rassasier.

Et ces galeries ! Depuis le début, nous nous promenions dans son corps ; son gosier, ses narines ou je ne sais quel orifice !

De là où je suis, j’arrive à deviner les traits d’une autre créature similaire encore assoupie, prises dans ce qu’il reste de la planète. Celle-ci n’a pas eu la chance d’un encas inattendu mais bienvenu.

Ces deux géants se seraient livrés bataille dans le cœur même de ce monde. Celui-ci était peut-être même luxuriant de vie avant que ces deux monstres ne le saccagent et n’en sucent la sève vitale.

Mais tout ça n’a plus vraiment d’importance…

Voilà où tout ça m’a mené…

Si quelqu’un trouve mon corps, je vous serais reconnaissant de le renvoyer sur Yggdrasil, la planète de mes ancêtres. Et faites ce que bon vous semble de ce journal de bord.

Il ne me reste qu’à dormir ; les rayons du soleil me maintiendront peut-être un peu plus longtemps en vie ainsi…


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