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À la recherche du son perdu. Sonates pour pianoforte n°14, 17 et 21 de Beethoven par Alexei Lubimov

Publié le 20 novembre 2013 par Jeanchristophepucek
Louis Boilly Houdon modelant le buste de Bonaparte

Louis Boilly (La Bassée, 1761-Paris, 1845),
Houdon modelant le buste de Bonaparte
, c.1802-3

Huile sur toile, 56,5 x 46,5 cm, Paris, Musée du Louvre
(cliché © RMN-GP/Franck Raux)

Le projet sur lequel je souhaite m'arrêter un instant avec vous aujourd'hui est un peu plus qu'un simple disque. De prime abord, pourtant, le programme peut sembler terriblement banal, trois sonates de Beethoven parmi les plus connues, certes jouées sur une copie de pianoforte d'époque, une pratique qui, si elle est malheureusement loin d'être devenue habituelle, est quand même moins singulière aujourd'hui que lorsqu'un Paul Badura-Skoda gravait, sous les sarcasmes d'une partie de la critique, son intégrale pour Astrée dans les années 1980.

Alexei Lubimov, maître d’œuvre de cet enregistrement, connaît bien l'univers de Beethoven puisque, outre un disque récent consacré aux Sonates opus 109, 110 et 111, il lui avait consacré, en 1994 chez Erato, un récital extrêmement proche comprenant la Sonate n°14 en ut dièse mineur « Clair de lune » et la n°21 en ut majeur « Waldstein », la n°8 en ut mineur « Pathétique » étant remplacée, dans le nouveau venu, par la n°17 en ré mineur « La Tempête. » La comparaison s'arrête là, car les instruments utilisés dans l'une et l'autre réalisation ont un caractère résolument différent ; en 1994, Lubimov touchait un pianoforte anglais Broadwood de 1806,

Piano Erard 1802 Musée de la musique Paris
aujourd'hui, la copie d'un Érard de 1802 qui est, de fait, la véritable vedette de ce projet. Le choix d'un instrument français pour interpréter cette musique peut surprendre de prime abord, mais la copieuse et passionnante notice qui accompagne l'enregistrement – saluons l'effort éditorial d'Alpha qui propose un livre-disque à la réalisation soignée dont on peut juste déplorer qu'il offre la première place à un texte de nature philosophique qui, malgré son brillant et l'abondance de ses références, n'apporte hélas pas grand chose à la compréhension de la musique et aurait pu être avantageusement remplacé par une analyse des œuvres proposées – nous apprend que « Mr Beethowen, claveciniste à Vienne » s'était justement fait livrer un piano semblable en 1803 et qu'il a donc sans nul doute pu y jouer ses créations récentes comme la Clair de Lune (1801, publiée en 1802), la Tempête (1802, publiée en 1803) voire y composer, en 1803-1804, l'ambitieuse Waldstein, exacte contemporaine de la Symphonie Héroïque dont elle pourrait sans peine revendiquer l'épithète, tant ses mouvements extrêmes aspirent à la grandeur, impression renforcée par le caractère d'improvisation et le sérieux de son Adagio molto central, préféré par le compositeur au mouvement initialement prévu, connu aujourd'hui sous le nom d'Andante favori (WoO 57), et d'humeur nettement plus légère.

Comme l'explique le facteur Christopher Clarke dans son texte d'accompagnement, toutes les ressources de la technologie moderne ont été mises à contribution pour sonder l'instrument d'Érard conservé aujourd'hui au Musée de la musique de Paris et en réaliser un fac-similé aussi proche que possible de l'original, un bijou de pianoforte dans lequel on peut voir un des aboutissements les plus achevés de la riche carrière de l'artisan. Il aurait été légitime de craindre que cette volonté de respecter le modèle jusque dans ses fragilités nuise à la vision musicale, en lui offrant un médium « imparfait » comparé aux pianos modernes – j'ai même lu, en me documentant pour rédiger ces lignes, que « seul le piano moderne était adapté pour jouer la Waldstein », une assertion dont je vous laisse imaginer ce qu'elle m'inspire – mais aussi à ses frères anglais de l'époque, nettement plus puissants. C'était oublier ce qu'Alexei Lubimov est capable de faire lorsqu'il s'approche d'un pianoforte. Disons-le cependant d'emblée : si vous voyez en Beethoven un athlétique broyeur d'ivoire ou un technicien spécialisé en effets spéciaux,

Alexei Lubimov
ce disque risque de vous laisser perplexe voire indifférent, tant l'approche du pianiste est tout sauf une leçon de cette esbroufe qui fait trembler les estrades. Avec lui, on entre dans un univers de nuances infinies et de couleurs magnifiques, nées d'une intelligence supérieure de l'instrument dont toutes les capacités sont utilisées, de l'irisation la plus impalpable aux sonorités les plus sèchement frappées, et mises au service d'un discours plein d'une véritable éloquence qui renouvelle l'écoute d'œuvres pourtant rebattues. N'allez pas imaginer que ce Beethoven d'un extrême raffinement et dont la netteté polyphonique a été rarement aussi bien mise en évidence marche pour autant sur des œufs : il sait rugir et n'a pas honte de ses larmes, il est déjà authentiquement romantique en ce qu'il n'est jamais complètement apprivoisé (écoutez, par exemple, les foucades du Presto agitato de la Clair de lune). Enfin, et c'est peut-être le plus important, Alexei Lubimov est avant tout un musicien et là où d'autres, grisés de toucher une aussi belle mécanique que celle-ci, auraient été tentés d'administrer une démonstration musicologique ou organologique, lui nous prouve qu'il a des choses à dire sur les trois sonates qu'il a choisies et il offre à l'auditeur, pour chacune d'elles, un paysage soigneusement caractérisé, campé avec autant de rigueur que de sensibilité, fruit d'une approche toute personnelle dont il est aisé de voir qu'elle est l'aboutissement d'une réflexion et d'une proximité affermies par les années.

Voici donc un disque singulier, passionnant et réussi, que je recommande à ceux qui aiment le pianoforte et ne se contentent pas de vérités toutes faites sur un Beethoven qu'ils risquent fort de découvrir sous un jour assez radicalement nouveau, propre à remettre en cause, en tout cas, un certain nombre de certitudes sur l'interprétation de sa musique. J'espère maintenant que la splendide copie d'Érard réalisée par Christopher Clarke va attirer d'autres doigts aussi talentueux que ceux d'Alexei Lubimov, pourquoi pas, rêvons un peu, dans le programme de musique française que sa nature même semble appeler.

Beethoven Sonates 14 17 21 Alexei Lubimov
Ludwig van Beethoven (1770-1827), Sonates pour pianoforte n°14 en ut dièse mineur « Clair de lune », n°21 en ut majeur « Waldstein », n°17 en ré mineur « La Tempête »

Alexei Lubimov, pianoforte Érard 1802, fac-similé de Christopher Clarke

1 CD [durée totale : 66'49"] Alpha 194. Ce disque peut être acheté sur, entre autres, le site de l'éditeur en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Sonate n°14 « Clair de lune » : [I] Adagio sostenuto

2. Sonate n°17 « La Tempête » : [III] Allegretto

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Ludwig van Beethoven : Moonlight Waldstein & Storm | Ludwig van Beethoven par Alexei Lubimov

Illustrations complémentaires :

La photographie du pianoforte Érard du Musée de la musique est de Julien Dubois, extraite du livret du disque

La photographie d'Alexei Lubimov est de Peter Laenger pour ECM records


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