Le carré vers l’ère de l’imprimerie
Pour l’Afrique, pas de traces, ou effacées, si l’on excepte que des calligraphies carrées arabes se retrouvent dans le Maghreb-Machrek. En Amérique peu de traces, certains codex du Mexique ancien présentent des pages carrées de hiéroglyphes insérés dans de petits carrés, proférés par des divinités à gueule parfois quadrangulaire.
Le Codex Borgia est un livre aztèque ou mixtèque des environs de 1400 ou avant. Il contient 39 pages carrées sur cuir lisibles recto-verso. L’écriture ne provient pas d’un système de signes abstraits comme nous en avons l’habitude mais plutôt d’un langage d’images et pictogrammes. Chaque page-image peut décrire une légende ou un rituel, mais certains chercheurs ont tenté de les interpréter comme des poèmes religieux. Ainsi l’image 71 montre le Dieu-Soleil rouge et jaune recevant l’offrande d’un oiseau décapité, encadré par les 13 carrés contenant les symboles ailés de la semaine aztèque. Une traduction pourrait être : « O Soleil, toi qui bois le sang des jours qui s’envolent… ».
Avec l’avènement de l’imprimerie, les carrés manuscrits tremblants deviennent précis par les lignes et colonnes des caractères en plomb, qui rigidifient aussi certaines innovations pictographiques, si l’on se souvient des majestueux carrés latins du Danois Iacobus Nicholai de Dacia au 14è siècle.
Pendant la Renaissance et surtout le Baroque, et de plus en plus dans les langues vernaculaires européennes maintenant, fleurissent poèmes en croix robustes, lampes et labyrinthes (certains dans des cadres carrés). Même des carrés exacts comme le « Gloire à Dieu » d’Estorg de Beaulieu (1537) à lettres permutées. Des sabliers de mots admonestant aussi, qui sont plus ou moins rectangulaires selon leur présentation sur la page, tel le « O Menschenkind beacht doch » en lettres gothiques allemandes de Johann Helwig (1650) : « Enfant des hommes, considère donc cet avertissement… » de la brièveté de la vie qui s’écoule dans les grains de mots du sablier.
Chez les Slaves relevons au moins un carmen quadratum du Polonais Wojciech Wasniowski à mots permutés dans son livre de 1681 qui influença sans doute quelques rares poètes baroques visuels en Ukraine (Ivan Velichkovsky) et Russie.
Héritier des artistes universels de la Renaissance, et tirant parti de toutes les sciences, avant les plus méthodiques Encyclopédistes du 18ème, l’Espagnol Juan Caramuel de Lobkowitz réalise en 1663 un superbe ouvrage en espagnol (finalement édité en latin) sur la poésie expérimentale de son temps, le Metametrica. Les poèmes y offrent des machines combinatoires, rappelant les recherches au Moyen-Âge de l’Hébreu Aboulafia et du Catalan Ramon Lulle. Caramuel analyse, catalogue, construit des possibilités plus qu’il ne philosophe, mais il invente des formes futuristes comme le poème cubique. Il nous livre aussi des échiquiers de mots permutables ou sur lanières tressées en grilles carrées. Ce dernier utilise un court palindrome structurel répétitif « S U U S » (son sien, à-soi) dont les majuscules se réinsèrent dans les phrases courant en tous sens d’un poème en latin baroque (touffu) répété en minuscules : « Suspiciunt vulgo sublimes, purior autem seductos genius iudicat esse viros, culmina sucessu visque fugisque, quos fortuna suis vult tribuisse thronos » : en tous lieux lèvent-ils les yeux vers les sublimes, mais un plus clair génie les tient pour séduits, tu veux atteindre les sommets par le succès et négliges le trône qui désire voir le bonheur partagé entre siens.
À la suite des Indiens, le modèle du damier noir et blanc inspirera d’autres auteurs à travers les siècles, jusqu’au groupe Oulipo contemporain, faisant du poème en échiquier une sous-catégorie du poème carré, alliant le jeu et la géométrie.
Aux 18e et 19e siècles la langue poétique se concentre sur la raison, puis sur sa réaction le romantisme, et laisse de côté les effets visuels internes, préférant demander à des artistes extérieurs d’illustrer les livres, en attendant la prochaine révolution typographique. Des cas isolés : un poème carré portugais de Frei Francis da Cunha (1743) et un anglais de Lewis Carroll (1860).
Illustration : Caramuel
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