Magazine Culture

René Caillié et le mythe de Tombouctou

Par Alaindependant

René Caillé et le mythe de Tombouctou

Luc Collès, UCL - CRIPEDIS

1. Tombouctou à travers l’histoire

* Des origines au XVIIIe siècle

Tombouctou est située au nord-ouest de la grande boucle du Niger, aux confins du Sahel et du Sahara. Cette ville malienne fut fondée à la fin du Vè siècle de l’hégire, c’est-à-dire au XIIè siècle de l’ère chrétienne, par les Touaregs Magheharen qui se rendaient dans ces contrées pour faire paître leurs troupeaux. Pendant la saison d’été, ils établissaient leur campement sur les bords du Niger, dans le village de Amadagha; en automne, ils gagnaient Arouan où ils s’installaient. Finalement, ils optèrent pour l’emplacement qu’occupe aujourd’hui la cité de Tombouctou.

Au début de son histoire, Tombouctou était le centre de rencontre de voyageurs venus par terre et par eau. La ville servait d’entrepôt pour leur matériel et leurs marchandises. Ainsi, l’endroit devint le carrefour des voyageurs qui y passaient à l’aller et au retour. Ceux-ci confiaient la garde de leurs objets à une esclave appelée Tombouctou (ou Timbouctou), ce qui signifie, d’après la chronique de Tarikh Es-Soudan[1], “la vieille” ou “la femme au gros nombril”[2] dans la langue du pays, et c’est d’elle que cet endroit tiendrait son nom.

Mais dans l’ouvrage réalisé en 1986 dans le cadre du jumelage des villes Tombouctou-Saintes (France)[3], nous trouvons l’explication suivante: tin-bouctou désignerait, selon l’étymologie berbère, le lieu où est née Bouctou, une vieille femme à qui revenait la garde des objets appartenant aux nomades. Une hypothèse encore différente est donnée par les auteurs de Besoin d’Afrique[4] : “un puits auprès duquel une dame du temps passé, Bouctou,s’installa en compagnie d’une poignée d’esclaves noirs pour le salut des caravaniers et des aventuriers du désert” serait à l’origine du nom de la cité.”

Quel que soit le degré de véracité de ces explications qui paraissent plus relever de la légende que de l’étymologie, il est remarquable qu’elles possèdent un élément en commun : une femme appelée Bouctou aurait habité le lieu où la ville s’est développée et aurait entretenu des contacts avec les nomades. Plus tard, une population fixe, qui ne cessa de croître au fil du temps, vit le jour à Tombouctou. Le lieu devint bientôt une place de commerce, accueillant des hommes venus de toutes parts.

Autrefois, le centre commercial était localisé à Biro. Des caravanes de tous les pays s’y croisaient et Biro abritait de grands savants, des personnages pieux et des gens riches immigrés de partout. Cette situation se déplaça progressivement à Tombouctou, de sorte que “la prospérité de celle-ci fut la ruine de Biro”. En ce qui concerne l’habitat, les maisons étaient d’abord des paillotes, qui laissèrent ensuite la place à des huttes d’argile. La ville fut entourée de murs très bas qui permettaient d’observer de l’extérieur ce qui s’y passait au-dedans. Des mosquées furent également construites. La ville prit définitivement son essor à la fin du IXe siècle de l’hégire et le développement architectural de Tombouctou ne s’acheva qu’au milieu du Xe siècle.

En 1325, Kankan Moussa, roi du Mali, attiré par la richesse de la ville, prit celle-ci et s’y établit jusqu’à sa mort, en 1332. Il fit construire une grande mosquée et encouragea les études religieuses. Tombouctou fut alors pillée, saccagée et incendiée par l’empereur Massi, nommé Masségué. En 1434, les Touaregs saisissent la ville et conservent le pouvoir jusqu’en 1468, date à laquelle la cité est intégrée à l’empire songhai. La cité connut une période de fortune sous le règne de l’Askia El Hadj Mohamed, le plus grand prince de cette dynastie noire, qui protégea les sciences et les lettres. Tombouctou put se vanter d’être un centre de culture important. Cette situation de prospérité perdura jusqu’au décès de l’Askia Daoud, le 20 août 1582.

L’empire songhai commença alors à décliner et le 17 août 1591, Mamoud, pacha de Marrakech, prit la ville de Tombouctou pour le compte du sultan Moulaï Ahmed el Dehebib. Cet événement marqua le début de la domination marocaine à Tombouctou qui n’allait s’achever qu’au XVIIIe siècle, en 1770 plus précisément, malgré de nombreux assauts des Touaregs. Ceux-ci finirent par prendre le pouvoir de la ville en 1792, avant que les Peuls ne s’en emparent en 1827. L’empereur du peuple peul, Cheikhou Amadou, tenta de rendre à Tombouctou sa beauté et sa grandeur d’autrefois. C’est à cette période que René Caillé parvint à entrer dans la “mystérieuse Tombouctou” dans laquelle il passa deux semaines, du 20 avril au 4 mai 1828[5].

* Tombouctou au XVIIIe siècle

Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la région soudanaise- dont Tombouctou fait partie – fut ébranlée par une série d’épidémies meurtrières, provoquant à chaque reprise un nombre élevé de victimes. En outre, des guerres et des destructions provoquées par les hommes modifièrent fortement l’aspect de la région. A cette époque, Tombouctou comprenait plusieurs quartiers habités par des groupes ethniques et socioprofessionnels distincts. Les grandes familles de jurisconsultes résidaient dans ceux de Badjindié et de Sankoré.

Bien que le trafic commercial transsaharien perdît au XVIIIe siècle de son importance économique, la ville continuait de recevoir les caravanes maghrébines de manière régulière. Les commerçants, après avoir remis quelques cadeaux aux Arma, étaient accueillis par les diatigui qui leur offraient l’hospitalité, un moyen de locomotion et éventuellement une garde armée pour réaliser leurs transactions en sécurité tout au long de leur séjour à Tombouctou.

Les lettrés religieux constituaient un groupe dont le rôle était très précieux. En erffet, ces jurisconsultes assuraient une fonction d’arbitrage dans la société morcelée qu’était Tombouctou. Lorsqu’ils intervenaient, des trêves et réconciliations étaient conclues. Même si elles se révélaient fragiles et passagères, elles permettaient au système de ne pas s’éteindre et empêchaient un démembrement total.

De manière générale, la ferveur religieuse et le savoir n’étaient pas les seuls facteurs qui permettaient l’entrée d’un individu parmi les groupes des lettrés. Chaque poste important était le privilège d’une ou deux familles. Une telle situation n’était pas favorable au développement intellectuel de Tombouctou. D’ailleurs, le marasme culturel des cités du Soudan constitue indiscutablement une des principales caractéristiques de l’époque. Tombouctou se vit perdre au XVIIIe siècle le monopole du savoir qui émigra vers les campements de la périphérie nomade, dans l’Azawad.

Le XVIIIe siècle se présente donc comme une période de déclin commercial et culturel pour la région soudanaise, et particulièrement pour Tombouctou.

*Tombouctou au seuil du troisième millénaire

Alors qu’elle comptait au XVIe siècle 100 000 habitants, la ville aux 333 Saints n’en compte plus aujourd’hui qu’entre 20 et 50 000, selon le nombre de nomades qui s’y réfugient en raison de la sécheresse. Cette diminution s’explique par le recul du commerce et par le fait que le savoir a déserté la cité. Les rues de la ville sont encore de sable. La seule route goudronnée qui existe est celle qui relie l’aéroport et la ville. Les maisons tombouctiennes, appelées “concessions”, sont toutes construites dans le même matériau. Elles comprennent un vestibule, une cour, des pièces d’habitation, un étage occupé essentiellement par la chambre du maïtre, une terrasse…

Le commerce demeure l’activité principale à Tombouctou. On distingue trois marchés principaux qui offrent des produits divers, tels que du pain, des condiments, des céréales, du lait, des sauces épicées…Ces marchés sont surtout actifs le matin, dès six heures. A proximité de ceux-ci, des boutiques proposent des tissus, produits de luxe, chaussures, boissons…La rareté des fruits et légumes dans cette région entraîne une grande consommation de viande. Par conséquent, les bouchers sont très nombreux dans la ville.

D’origine très ancienne, les caravanes de sel passent encore par Tombouctou. Le transport de cette denrée est toujours assuré par chameau car les pistes sont de trop mauvaise qualité pour pouvoir utiliser des véhicules. L’artisanat constitue une autre activité importante à Tombouctou: on y trouve des cordonniers, des tailleurs, des forgerons, des tisserands…Cependant, l’avenir de l’artisanat est incertain car, comme dans les autres villes du Mali, les métiers manuels ont tendance à être délaissés par les jeunes Tombouctiens.

Ce qui unit les hommes à Tombouctou, c’est l’islam. La vie des habitants est ponctuée par la prière rituelle, qui a lieu cinq fois par jour. Les cinq piliers de l’islam sont respectés par les Tombouctiens. Toutefois, comme partout dans le monde, les jeunes tendent à se détourner de la religion. Conformément à la tradition musulmane, l’homme est le maître absolu et doit subvenir aux besoins de sa femme – ou de ses femmes car la polygamie est autorisée – et des enfants. L’épouse a le devoir de préparer de bons repas, de tenir la maison propre et parfumée. Parfois, elle travaille hors du foyer lorsqu’une rentrée d’argent est nécessaire pour nourrir la famille. A côté de ces traits de la culture islamique communs aux autres pays pratiquant ce culte, on trouve “des survivances de l’animisme hérité des traditions songhay d’antan”[6]: “Certains hommes nommés “vrais galibis” pratiquent la magie noire. Beaucoup croient au pouvoir des cauris (coquillages). Un groupe d’hommes et de femmes est voué au culte du vaudou appelé Hollé-Horey ou “danse des possédés”. Des sorciers de la ville sont redoutés. La communauté les maudit et les désapprouve. Traités d’infidèles, ils restent quand même musulmans.”

Aujourd’hui, la célèbre cité malienne doit faire face à un certain nombre de problèmes au premier rang desquels figurent la sécheresse et la désertificaion. Un dur combat doit être mené contre ces phénomènes naturels qui menacent la subsistance des populations et l’avenir de la ville. Surnommée « la ville aux 333 saints » ou « la perle du désert », sa visite en 1828 par le Français René Cailliéa fait grand bruit à l'époque en Europe. Elle est aujourd'hui classée par l’UNESCO à plusieurs titres au patrimoine mondial de l'humanité. Mais les événements de cette anée 2013 ont porté un grand coup à ce patrimoine. Des islamistes d’Ançar Eddine, un des groups armés contrôlant le nord du Mali, ont démoli le samedi 30 juin 2013 plusieurs mausolées de saints musulmans, en représailles à la récente decision de classer cette ville mythique patrimoine mondial en péril.

Le premier sanctuaire visé a été celui de Sidi Mahmoud, dans le nord de la ville, qui avait déjà été profané début mai par des membres d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI)   (un allié d'Ançar Eddine).

* Le mythe de Tombouctou la mystérieuse

  

Jusqu’au XIXe siècle, la cité malienne doit sa célébrité aux récits des voyageurs arabes qui s’y sont rendus avant le XVIe siècle. Le premier d’entre eux est Mohammed Ibn Abdullah Batoutah. Ce juriste cultivé, qui vit le jour à Tanger le 24 février 1304, est incontestablement le plus grand voyageur de son époque. Il est le premier Maghrébin à avoir visité le Soudan; il a effectué à six reprises le pèlerinage rituel de la Mecque.

A cette époque, Tombouctou, qui est aux mains des Mandingues, est certainement la plus grande cité du centre de l’Afrique, mais elle décevrait déjà un Européen qui la visiterait étant donné qu’elle ne présente aucun caractère extraordinaire. Cependant, dans son récit, Ibn Batoutah n’offre pas une description minutieuse des lieux qu’il découvre et cette absence de détails va avoir pour effet de stimuler l’imagination des Occidentaux. Le voyageur arabe se contente de donner quelques informations brèves comme le nom du gouverneur de l’époque, la présence des tombeaux d’illustres personnages…Un élément important, qu’il signale dans son récit, est la proximité d’un fleuve qu’il croit être le Nil : “Nous gagnâmes ensuite Tunbucktu qui se trouve à une distance de quatre milles du Nil”.[7] Les géographes arabes ne corrigeront pas avant le XIXe siècle cette erreur de localisation du Nil qui sera aussi véhiculée longtemps par les savants européens.

L’inaccessibilité de la ville va renforcer en Europe l’idée que celle-ci renferme des richesses inouiës. L’homme ne rêve-t-il pas toujours de ce qu’il ne peut voir ou obtenir? En outre, l’ailleurs lointain et inabordable permet d’imaginer un monde meilleur, où l’on trouve de l’or en abondance. C’est ce phénomène qui se produit par rapport à Tombouctou: la découverte de l’Amérique don't profite momentanément l’Espagne fait fantasmer les Occidentaux sur un Eldorado africain potentiel. C’est la raison pour laquelle on retrouve au XVe siècle, à Tombouctou, des marchands européens partis avec l’espoir de s’enrichir: le Toulousien Anselme Isalguier (entre 1405 et 1413), Antoine Malfant (aux environs de 1440) et Beneditto Dei (vers 1469).

Isalguier, qui ne précise pas l’état de la cité à cette période, est le seul parmi ces trois voyageurs à ne pas avoir contribué à l’amplification du mythe. Malfant, dont le but était de découvrir des gisements d’or, revient déçu mais ses descriptions très exagérées sur Tombouctou ont renforcé le mythe concernant cette cité. Le portrait qu’il dresse de la ville laisse penser qu’il ne l’a pas lui-même atteinte mais qu’il s’est inspiré des récits embelliseurs des voyageurs arabes. Beneditto Deienrichit également la légende par un court billet de 1469: “J’ai été à Tombouctou, lieu sis au-dessous du royaume de Barbarie, en pays très aride, dans les terres. On y fait beaucoup d’affaires en y vendant de gros draps, des serges et des étoffes àcôtes qui se font en Lombardie.[8]

Les marchands maghrébins, qui se rendent tous les ans à Tombouctou pour y échanger des produits contre de l’or et des esclaves, véhiculent en Afrique du Nord des informations plus ou moins déformées sur la ville soudanaise. Ces échos vont inciter les Marocains à entreprendre une expédition militaire à Tombouctou en 1591. A la suite de celle-ci, ils s’y installeront pour près de deux siècles, mettant ainsi fin à la suprématie Songhaï.

Le témoignage de l’Abbé Nicolle de la Croix conforte l’idée de splendeur de Tombouctou. Dans sa Géographie moderne, il tient les propos suivants: “Le roi y réside dans un palais magnifique…Il y a aussi une mosquée construite en pierres de taille…Les marchands de Barbarie et d’autres pays de l’Afrique y font un grand commerce.”[9]

L’ouvrage de Jean Léon l’Africain intitulé Description de l’Afrique et publié en Italie en 1550 – c’est-à-dire bien avant l’invasion marocaine – comporte un chapitre sur Tombouctou et un autre sur Kabara. L’auteur suggère que la ville décline déjà depuis la fin de la domination mandingue, peut-être à cause des attaques commises par les Touaregs entre 1433 et 1438 : Tombutto…cujus domus omnes in tuguriola cretacea straminiis tectis sunt mutata”, ce qui veut dire “Tombouctou dont les maisons ne sont plus que des huttes de torchis à toits de chaume”. Le verbe latin à un temps passé, sunt mutata, indique qu’un changement s’est produit en ce qui concerne l’habitat et que cette transformation va dans le sens d’une dégradation de la cité mystérieuse.

Par ailleurs, Léon l’Africain dresse un tableau enjoliveur de la ville. En effet, il vante son commerce et son abondance en richesse et surtout en or : “Il y a bien un temple très élégant…et un somptueux palais auquel loge le roi…La cité est bien garnie de boutiques…Les habitants sont fort opulents…Le roi est fort opulent en platines et verges d’or…Il tient une cour bien ordonnée et magnifique.”[10].

Ces propos, sur lesquels vient se greffer la tradition orale, ne laissent évidemment pas les Occidentaux de marbre. Les plumes comme les langues vont bon train et les géographes publient des compilations enjolivées de l’oeuvre de Léon, auxquelles s’ajoutent parfois quelques bribes d’informations de source arabe. Léon l’Africain va demeurer jusqu’au XIXe siècle la seule source digne de foi. Paul Imbert, un marin devenu escmlave du pacha de Marrakech, s’est rendu à Tombouctouen 1618. Cependant, le récit de son passage dans cette ville n’est resté qu’au stade de l’oralité et son expérience n’a servi qu’à entériner l’idée d’inaccesssibilité du lieu dans des conditions normales.

En conclusion, même si Tombouctou a pu afficher une certainerichesse au Moyen Age et au XVIe siècle, celle-ci ne peut être comparée à celle de Khatmandou, la célébrissime capitale de l’Etat du Népal. En outre, la ville malienne connut un déclin certain à partir de 1591, date à laquelle les Marocains l’ont envahie. Cette décadence s’est encore accrue avec les assauts touaregs et la conquête de Tombouctou par ce peuple en 1780. Dans son article Les controverses autour de la découverte de Tombouctou au XIXe siècle, Jean-Robert Pitte résume la situation de la façon suivante : “Au XVIe siècle, le mythe était donc encore l’écho d’une certaine opulence, mais à la fin du XVIIIe siècle, il s’est amplifié et ne correspond plus à grand chose de réel. De là, les désabusements des véritables découvreurs et les passions exacerbées par leurs descriptions tellement décevantes.”[11]

Choc entre le mythe et la réalité

Peu à peu, le mythe s’effondre…Deux voyageurs européens jettent vers 1820 quelques lumières sur Tombouctou qu’ils n’ont pourtant pas visitée. Près de Timbo, Gaspard Théodore Mollien rencontre des Peuls qui lui dressent un tableau éblouissant de Tombouctou. Cependant, le voyageur, qui ne manque pas d’esprit critique, écrit ceci: “La peinture magnifique qu’ils me firent de Tombouctou et Ségo (Ségou) ne m’éblouit pas sur la population ou l’étendue de ces deux villes. On m’avait fait des descriptions brillantes de Timbo. Ses palais dont on m’avait parlé avec emphase ne sont que des chaumières.” [12] Georges-Francis Lyon, qui s’aventure entre 1818 et 1820 dans le Fezzan, s’exprime dans des termes voisins: ‘Il paraît que ce n’est pas une ville aussi considérable qu’on se l’est imaginé”[13]. La réalité commence donc à apparaître beaucoup plus modeste que dans les écrits précédents.Petit à petit, le mythe s’écroule, mais rien n’est encore sûr. Aussi, la Société de Géographie de Paris décide-t-elle à son tour de participer à la résolution de l’énigme. Elle promet une belle récompense au “vainqueur de Tombouctou”.

Lorsque René Caillé pénètre dans la ville, il ressent un immense bonheur d’avoir atteint son objectif. Mais Tombouctou se révèle très éloignée de la cité mythique. Une seule phrase du voyageur peut donner une idée à la fois de l’état dans lequel se trouve la ville tant vantée et de l’ampleur de la déception de Caillé: “Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée: elle n’offre au premier aspect qu’un amas de maisons en terre mal construites; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité. Le ciel à l’horizon est d’un rouge pâle : tout est triste dans la nature; on n’entend pas le chant d’un seul oiseau.”[14]

2. René Caillé et la découverte de Tombouctou

A onze ans, René Caillé devient orphelin : en 1808, son père meurt au bagne de Rochefortauquel il avait été condamné pour un petit larcin et sa mère décède trois ans après. Fasciné par la lecture de Robinson Crusoé de Daniel Defoë (dont le nom a les mêmes initiales que le sien), il quitte sa ville natale, Mauzé-sur-le Mignon (Deux-Sèvres), à l’âge de dix-sept ans, à pied, pour Rochefort.

Désirant parcourir des terres inconnues, il quitte la France en 1816, et se rend chez les Mauresbraknas, dans l'actuelle Mauritanie, d'août 1824 à mai 1825, pour apprendre la langue arabeet la religion musulmane. Comme l'a fait Jean-Louis Burckhardt avant lui au Levant, il s'invente une nouvelle identité de musulman il choisit le nom d’Abd-allahi, (esclave de Dieu), qu'il endossera durant son voyage pour éviter de se faire tuer. Après avoir appris l'existence du prix qu'offrirait la Société de géographie au premier Européen qui pénètrerait dans la ville de Tombouctou rendue mythique par les récits des voyageurs arabes du Moyen Age et interdite aux chrétiens, il décide de partir seul, par ses propres moyens, sans aide financière, sans escorte militaire, se faisant passer pour un humble lettré musulman. Il atteint Tombouctou le 28 février et est déçu de trouver une cité tombant quelque peu en ruines. Il se rend finalement à Fès qu’il qualifie de “ville la plus belle qu’il ait vue en Afrique”. Le 8 octobre 1828, il pose le pied sur le sol français. Il est le “vainqueur de Tombouctou” à qui revient le prix offert par la Société de géographie, celui-ci s’élevant à dix mille francs. Malade et paralysé, il meurt en 1838, à l’âge de 39 ans.

Un aventurier cryptotype

Deux possibilités s’offrent à l’étrabger qui desire s’infiltrer à l’intérieur des sociétés: soit la force, soit le simulacre. C’est cette seconde option que choisit René Caillé pour son voyage en Afrique occidentale. Il circule déguisé en autochtone: il porte un vêtement arabe dont les poches sont remplies des pages du Coran. Il ment en se faisant passer pour un Egyptien, capturé par les Français, qui tente de retourner dans son pays natal. Ce camouflage d’identité est prémédité. L’aventurier connaissait le sort malheureux de ceux qui l’avaient précédé dans la découverte des terres intérieures de l’Afrique. Craignant de subir les mêmes représailles, il imagine une méthode d’infiltration différente de celle des autres: la perte d’identité.

Selon Jean-Didier Urbain, Burchardt et Caillé ne font pas qu’inventer une nouvelle forme de voyage : “Non seulement ils ouvrent le voyage aux premières ‘observations participantes’volontaires, dont les anthropologues de terrain feront ensuite leur crédo méthodologique, mais encore archéologues, botanistes, espions ou ethnographes, du fait de leur quête d’invisibilité et d’incognito visant à l’occultation totale de l’observateur, ils indiquent au Voyageur l’entrée d’un immense Nouveau monde : celui de l’insu”[15]

Voyager incognito présente un grand intérêt dans la rencontre de l’Autre : l’aventurier cryptotype se trouve dans la meilleure situation possible pour recueillir des informations. La présence d’un observateur extérieur perturbe considérablement les comportements des autochtones (même en situation d’observation participante). Cet inconvénient est évacué grâce à la dissimulation de cette présence et dès lors, l’observation directe des peuples rencontrés est rendue possible. En résumé, “l’insu permet d’atteindre l’inaccessible : l’autre tel qu’en lui-même, dans son intimité”[16] La position du voyageur cryptotype peut être comparée à celle du sociologue.

La rédaction du Journal

René Caillé consacre toute l’année 1829 à l’élaboration de son Journal. L’écriture n’est pas un travail aisé pour lui: il considère d’ailleurs que la langue française est la plus difficile et la plus délicate de toutes. Son ambition est double : il souhaite d’une part intéresser les savants et, d’autre part, rendre son ouvrage accessible au grand public. Les bases sur lesquelles il se repose pour composer son texte sont sa mémoire et les notes prises au cours de son dangereux périple, qu’il cachait entre les pages du Coran. Lamande et Nanteuil, qui ont tenu dans leurs mains les feuillets sur lesquels écrivait le voyageur, décrivent ceux-ci de la manière suivante : “Nous avons tenu entre les mains ces précieux feuillets jaunis, crasseux, tachés de sueur, parfois chiffonés, parfois déchirés aux plis par l’usure. Sur ces lambeaux, on retrouve, avec émotion, les lignes serrées, tracées au crayon, presque effacées ou repassées à l’encre d’une main qui ne tremblait pas malgré le danger quotidien. Une écriture nette, légèrement couchée, à l’orthographe souvent incorrecte. Un nom, un chiffre, la mention rapide d’un fait ou d’un visage, c’est tout. Ces notes sont le précieux canevas sur lequel Caillié regroupera ses souvenirs.”[17]

En raison de ses difficultés, René Caillié se fait accompagner dans le travail de rédaction par M. Jomard, tenu à l’époque pour un des meilleurs géographes de l’Europe. Il aide le voyageur à ordonner ses notes et il met en evidence la valeur scientifique de l’exploration, faisant d’ailleurs suivre le Journal de Remarques et Recherches géographiques. L’auteur travaille assidûment car il désire publier son récit de voyage le plus rapidement possible afin de faire cesser les bruits circulant à son propos. En effet, certains affirment qu’il n’est jamais allé à Tombouctou mais que, possédant quelques informations sur la cite interdite, il s’en est servi pour berner tout le monde. Les attaques les plus pernicieuses proviennent des Anglais, jaloux de la réussite du Français.



[1] ABDERRAHMAN BEN ABDALLAH LEN ‘IMRAN BEN AMIR ES-SA’DI, Tarikh Es-Soudan, texte arabe édité et traduit par O. Houdas, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1964, p.36

[2] HAARDT G.-M., AUDOUIN-DUBREUIL L., Le raid Citroën: la première traverse du Sahara en automobile, Paris, Plon, 1923, p.153.

[3]Tombouctou, préface de Léopold Sedar Senghor, Comité de jumelage Saintes-Tombouctou, 1986, p.137

[4]FOTTORINO E., GUILLEMIN C. Et ORSENNA E. , Besoin d’Afrique, Paris, Fayard, 1992, p.267

[5]HAARDT G.-M. & AUDOUIN-DUBREUIL L., op.cit, p.154.

[6] Tombouctou, op.cit, p.78

[7]FADLAN I, JUBAYR I., BATTUTA I; et un auteur anonyme, Voyageurs arabes, textes traduits, présentés et annotés par Paule Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1995, p. 1042.

[8]AUDOUIN-DUBREUIL L., “Tombouctou hier et aujourd’hui” dans La géographie, T.72, 1939, pp.85_96.

[9]NICOLLE DE LA CROIX (Abbé), Géographie moderne, 1786. Cité par LAMANDE A. Et NANTEUIL J., La vie de René Caillé, vainqueur de Tombouctou, Paris, Plon, 1928, p.55.

[10]AFRICAIN J.L. (l’), Description de l’Afrique, tierce partie du monde, 3 vol., Leroux, 1898. Cité par LAMANDE A. Et NANTEUIL J;, La vie de René Caillé, vainqueur de Tombouctou, Paris, Plon, 1928, p.56.

[11]PITTE J-R., “Les controverses autour de la découverte de Tombouctou au début du XIXe siècle”, dans Revue historique, 99e année, T.254, 1975, p.85.

[12]MOLLIEN G., L’Afrique occidentale en 1818, vue par un explorateur français, présentation de Hubert Deschamps, Paris, Calmann)-Lévy, 1967.

[13]LYON G.F.,  Anarrative of travels in Northern Africa, Londres, 1821, traduit en français sous le titre: Voyage dans l’intérieur de l’Afrique septentrionale en 1818? 1819 ET 1820, Paris, 1822. Cité par PITTE J;-R.? Op.cit, p.100.

[14]CAILLE René, Voyage à Tombouctou (rééd. Du Journal d’unvoyage à Tombouctou et à Jenné de 1830), La Découverte, 1996.

[15]URBAIN J.-D. , Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs et autres voyageurs invisibles, Paris, Payot et Rivages, 1998, p.161.

[16]Idem, p.176.

[17]LAMANDE et NANTEUIL, La vie de René Caillié, vainqueur de Tombouctou, Paris, Plon, 1928.


Retour à La Une de Logo Paperblog