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Vinland Saga : l’Histoire ne devrait pas oublier les vaincus…

Publié le 05 décembre 2013 par Paoru

Couverture Vinland Saga 12La semaine dernière, en refermant le tome 12 de Vinland Saga, je tombais sur l’une des postfaces les plus intéressantes et justes que j’ai lu depuis bien longtemps :

« Dans toute la documentation que j’ai épluchée, les Vikings sont décrits comme un peuple qui aimait la liberté et haïssait être dominé. Ils avaient aussi la conviction que la liberté se prenait et se gardait par la force. Il n’y avait pas d’autre moyen pour soumettre un Viking que par la force ou l’argent. « Roi » n’était autre que le nom de celui qui possédait la plus grande puissance. Mais si on suit cette logique, cela sous-entend qu’il est normal que les faibles soient soumis, et qu’il donc aussi normal qu’on prenne leur liberté. [...] Les forts n’ont pas à se sentir coupables de vendre ou d’acheter les faibles, de les réduire en esclavage et parfois même de les tuer. Telle était leur culture. Comment pouvaient bien vivre les gens au cœur doux ? Je suis sûr qu’il devait y en avoir, des gens qui détestaient la loi du plus fort et les brutalités envers les faibles.[...]

Mais ils ne devaient pas pouvoir dire ce qu’ils avaient sur le cœur. Même lorsqu’ils voyaient des esclaves maltraités, ils devaient surement les plaindre sans pouvoir rien faire pour les aider. Incapables de surfer sur la vague de leur époque, c’étaient naturellement des pauvres inconnus. Non, ils étaient peut-être eux-mêmes esclaves. Seuls les forts laissent un nom dans l’Histoire et les générations futures n’entendent jamais parler de ces minorités de gens ordinaires. C’est ce qu’il y a d’ennuyeux avec l’Histoire. Moi, j’aimerais pourtant savoir.« 

J’aime ces mangakas bavards, une espèce assez rare qui plus est. Souvent ils se sont totalement émancipés des comportements japonais : leur personnalité, leur cheminement personnel, leur questionnement font partie intégrante de leur manga et de leur récit, là où d’autres ne jurent que par des codes qu’ils maîtrisent parfois à la perfection mais qu’ils subissent, en étant incapables de les transcender.

Ces mangakas  bavards sont surtout curieux et s’interrogent sur la vie des hommes et des femmes au delà des frontières du temps et de l’espace, s’aventurant sur des territoires qu’ils n’ont jamais connu et ne connaitront jamais, se méfiant des récits tout tracés des livres d’Histoire qui sont, comme on le sait tous, écrits par les vainqueurs.

Et donc, en refermant ce tome, une réflexion s’est enclenchée sur les héros de manga d’une manière générale et sur ce tome de Vinland Saga en particulier, qui montre que tous les combats et que toutes les guerres ne sont pas aussi binaires que l’on pourrait croire. Et que l’Histoire ne devrait pas oublier les vaincus…

Préambule : pour ceux qui ne connaissent pas (encore) Vinland Saga…

Vinland Saga - Afternoon
Publié depuis 2005 dans les pages de l’Afternoon (L’habitant de l’infini, Bakuon Retto) de la Kodansha, ce manga prend place au tout début du 11e siècle. Le roi du Danemark Sven 1er est en train de placer l’Angleterre sous la domination des Vikings. Mais cette conquête sera sa dernière, car il est mourant. Pour lui succéder deux fils s’opposent : Harald l’aîné et Knut le cadet. Parmi les hommes de ce second il y a un redoutable stratège, Askeladd, à la tête d’une bande de mercenaires qui compte un jeune guerrier bien étrange, Thorfinn. Étrange car s’il suit Asekladd depuis l’âge de 7 ans, c’est pour le tuer !

En fait, il y a 10 ans, Askeladd a tué son père sous ses yeux, qui a volontairement perdu son duel pour qu’on épargne la vie de son fils. Ne vivant que pour sa vengeance, Thorfinn se laisse exploiter en échange de promesses de duels à mort contre le bourreau de son père. Mais, débordant de colère, il est incapable de garder le sang froid nécessaire pour mener à bien sa quête et perd à chaque fois. Bien loin de son Islande natale, Thorfinn suit donc Askeladd au cœur des destinées vikings en Angleterre.

Ainsi se déroule le prologue de l’histoire qui sa déroule durant huit tomes et quelques saisons, et qui s’achève dans une suite de rebondissements totalement passionnants qui ébranlent le destin de toute l’Europe… mais aussi celui de Thorfinn.

Un peu plus d’un an s’écoule et nous revoilà au Danemark, dans la ferme d’un riche propriétaire terrien du nom de Ketil. Amorphe et apathique, Thorfinn est maintenant un esclave à son service. Il passe ses journées tel un zombie, à couper des arbres et à labourer la terre. La nuit, des rêves sombres le hantent… des rêves de mort. Sans sa vengeance pour le guider, il est devenu une coquille vide. Cependant les rouages du destin n’ont pas cessé de tourner pour autant et petit à petit, rencontre après rencontre, Thorfinn va progressivement sortir de sa léthargie… Mais pour devenir quoi ? Un esclave ? Un homme libre ? Un fermier ? Un guerrier ? Une nouvelle vie est sur le point d’éclore pour notre jeune viking, mais que va-t-il en faire ?

Les vaincus et l’Histoire…

Nous voilà arrivés à ce 12e volume et Makoto Yukimura continue de faire avancer son histoire : un nouveau roi a été couronné et son règne ne se fera pas sans de nouvelles tragédies. De nouveaux chemins sont en train de s’écrire et il est probable que Thorfinn se retrouve une fois de plus sur l’un d’eux, confronté à des grands moments d’Histoire et à des batailles difficiles.

Mais pas dans ce tome, pas encore.

Dans ce volume et dans cette époque entre deux guerres, l’auteur a voulu évoquer les vaincus, les esclaves et tous ceux que la mémoire collective ne désigne sous aucun nom car elle n’en porte nulle trace : les faibles et les asservis. Par la révolte de l’un d’entre eux, le mangaka tente d’imaginer qui sont ces laissés pour compte qui n’étaient pourtant ni lâches, ni stupides, mais tout simplement pas fait pour leur époque ou pire, du mauvais coté de l’Histoire, le coté des vaincus.

Alors que les mangas – en tout cas les plus populaires et les plus vendus – font la part belle à la victoire et imposent la défaite aux méchants ou à ceux qui avaient tort, Makoto Yukimura offre une autre réalité et ressort du néant un soldat devenu esclave, que la servitude a rendu fou, et  qui va tenter de retrouver sa femme et son ancienne vie.

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L’homme, du nom de Gardar, était autrefois un père de famille heureux et membre d’un clan nordique lambda, vivant en paix dans son petit village. Mais ce village – ou plutôt les hommes de ce dernier – ont fait un choix scellant leur destin : ils sont partis en guerre alors qu’ils n’en avaient nul besoin, laissant leurs femmes et leurs enfants sans défense. Pendant leur absence, leur clan a été décimé : enfants tués et femmes vendues en esclavage. Obligés de se montrer brave et de démontrer leur force pour suivre le code de l’honneur viking, ils ont ruiné leurs vies et celles de leurs proches, puis sont tombés dans l’oubli.

Dans ces guerres incessantes que se livrent les Européens au début du second millénaire, les vainqueurs ont écrit l’histoire et ont asservi des populations entières. En remportant l’Angleterre, les Danois ont exploité jusqu’au sang les Anglais, dont la majorité se moquaient bien de la tête de ses dirigeants et n’ont jamais pris part à aucun conflit. Celà dit, les vainqueurs sont-ils à incriminer pour autant ? Étaient-ils des brutes sanguinaires qui appréciaient le viol, le meurtre et la violence ? Comme le pense Yukimura beaucoup se sont tus, et ont suivi le mouvement.

On pourrait croire que tout ça on le sait depuis longtemps, que ce sont des évidences… Mais lorsqu’on regarde d’autres mangas, on se dit que le culte du vainqueur continue de faire recette et que la victoire reste un idéal. Facile de voir les choses ainsi lorsque quasiment personne ne meurt…Souvenez-vous des boules de cristal de Dragon Ball, qui ressuscitent à tour de bras amis et anciens ennemis, de manière presque anecdotique. Celui qui perd ne meurt pas, pour ne pas salir la sacro-sainte victoire, et on donne raison à celui qui l’emporte. Celui qui échoue n’a finalement perdu qu’une bataille, pas sa vie, et cette défaite est souvent la meilleure chose qui peut lui arriver, pour repartir sur une meilleure voie (cf n’importe quel shônen sportif par exemple).

Combien de séries voient des personnages renaître sans arrêt et avoir 2, 3 ou 4 chances de revenir au combat ou de prendre, cette fois-ci, le bon choix ? Belle utopie. Si, pour une fois, le personnage principal était celui qui perd 90 % de ses batailles, parce que c’est son destin ou parce qu’un jour il a fait un seul mauvais choix  qui va le poursuivre toute sa vie ?

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C’est pour cette raison que des séries comme Vinland Saga sont des lectures essentielles, pour faire comprendre que la vie d’un homme ne se résume pas à ses victoires et à ses défaites mais à ses choix et à sa façon de les assumer.

Pour revenir à notre histoire… Le hasard fait que la femme de Gardar n’est autre qu’Arneis, esclave du domaine de Ketil et amie de Thorfinn. Lorsque les chemins du couple se croisent à nouveau, Gardar a déjà tué plusieurs hommes de mains de Ketil et il est trop tard : le suivre équivaut à une fuite sans lendemain et à une mort certaine.

Si Arneis suit à nouveau cet homme, elle devra une fois de plus subir « l’orage des hommes » comme elle l’appelle. Les rebondissements sont nombreux et la femme est assaillie par les doutes, a du mal à se tenir à ses résolutions mais elle le sait : leur histoire ne peut pas recommencer. Gardar et son clan ont fait le choix que leur dictait leur culture de guerrier mais les conséquences furent dramatiques. Fin de l’histoire et aucun épilogue heureux.

Ceux qui peuvent se rebeller contre leur passé sont rarissimes. Tous les autres échoueront et tomberont dans l’oubli, aussi injuste soit leur condition et aussi méritants soient-ils.

Les victorieux et le prix de la couronne…

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Comparé à l’histoire de Gardar et d’Arneis, le parcours de Thorfinn semble différent : il a cumulé les victoires, a prouvé qu’il était un combattant hors-pair et fait partie de ses rares personnes qui ont effleuré le cours de l’Histoire. Si on prend à nouveaux les shônens à succès, l’homme qui triomphe rayonne souvent de bonheur, il est celui qu’on admire, qu’on envie. Thorfinn était admirable, à l’époque où il se montrait imbattable, rapide comme l’éclair et agile comme personne..

Mais le prologue est fini et le combattant a perdu de sa superbe. Lui aussi est prisonnier de son passé. Une fois privée de la vengeance qui l’aveuglait, il ouvre les yeux et voit tous ceux qu’il a pourfendu et tué, sous la forme de spectres qui hantent ses nuits… Le voilà prisonnier du cycle des morts et des vengeances.

Décidera-t-il de ne plus jamais tuer, à l’image du légendaire Kenshin le Vagabond ? Possible, car il ne semble plus capable de porter un spectre de plus, mais il ne pourra pas fuir éternellement, pas dans le monde des vikings selon Makoto Yukimura.

Tout comme Thorfinn, le roi Knut fait aussi des choix qu’on peut juger cruels et douloureux, tuant ses proches ou volant son peuple… Pour parvenir à créer son utopie. Les trophées des vainqueurs comme les couronnes des rois sont maudites et derrière le manichéisme des épopées nippones grand public, on oublie trop souvent le prix qu’il faut payer. Un prix qui a de quoi rendre fou… Des cauchemars qui durent toute une vie.

Est-ce que Thorfinn pourra payer ce prix et enfin trouver sa voie ? Impossible pour l’instant de le savoir car, dans ce tome 12, il n’a fait que le premier pas d’un long périple… Mais on apprécie énormément de voir une série qui s’intéresse à toutes les facettes des hommes et de leur Histoire et qui sait mélanger tous ces éléments sans tomber dans la morale bien pensante ou la facilité.  D’après ce que laisse filtrer les propos du mangaka, il prévoit au moins une dizaine de tomes supplémentaires avant de finir sa série. Avec un récit de cette qualité, on n’en espère pas moins !

Fiche descriptive

Couverture Vinland Saga 1
Titre : Vinland Saga
Auteur : Makoto Yukimura
Date de parution du dernier tome : 14 novembre 2013
Éditeurs fr/jp : Kurokawa / Kodansha
Nombre de pages : 208 n&b
Prix de vente : 7.65 €
Nombre de volumes : 12/13

Visuels : © Makoto Yukimura / Kodansha Co. Ltd.


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